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L’Irak, la guerre, l’État

Le jeudi 20 novembre 2003.

Cocorico ! La presse française exulte : les médias américains sont intrigués par l’attribution de la plupart des contrats de « reconstruction de l’Irak » les plus juteux à la société Halliburton, gros sponsor de la campagne présidentielle de Bush. Certains en arrivent même à se demander si la position française concernant l’Irak n’était pas plus réaliste en définitive. Victoire donc pour nos analystes hexagonaux, car il y a bien longtemps que les je-sais-tout du journalisme formaté ont oublié que le monde existait en dehors de leurs colonnes, qu’il ne se résumait pas au spectacle qu’ils en font et à ses débats préfabriqués.

La guerre a eu lieu et les morts sont morts. Voilà la réalité, mesdames et messieurs les porte-plume : votre débat est clos et, quitte à revenir en arrière, autant le faire sérieusement. L’État américain a défendu ses intérêts et l’État français a tenté de défendre les siens. Se demander à présent qui avait raison ne conduit qu’à éluder une fois de plus la réalité essentielle, à savoir la relation fondamentale qui unit l’État et la guerre.

Souvenons-nous : de tous côtés, on nous disait rechercher les moyens de garantir la paix et la liberté dans cette région du monde, les uns par la guerre (sanglante version du « reculer pour mieux sauter »), les autres par la régulation interétatique (ONU, forces internationales, etc.). Pensant au peuple irakien, on pouvait avoir un penchant pour la seconde voie (à condition de se restreindre à cette seule alternative, bien sûr). Mais, hélas, nous le savons trop bien : l’État est le plus court chemin qui mène à la guerre et c’est bien la reconstruction d’un nouvel État que visaient les uns comme les autres.

Historiquement, l’État est toujours et partout issu d’affrontements, de guerres. Il n’est jamais que la consécration d’une victoire, l’instauration formelle d’une domination des uns sur les autres.

L’État n’amène pas la paix. Tout au plus parvient-il à « retourner » la guerre : une fois stabilisé et maître d’un territoire, l’État se contente de contenir les menaces de conflits intérieurs afin de les tourner vers l’extérieur. À la menace de guerre civile succède celle de guerre internationale et c’est bien au nom de ce nouveau danger que l’État justifie alors sa domination. Mais, pour cela, il lui faut construire la Nation. Comme l’expliquait avec grande justesse Rudolf Rocker (dans Nationalisme et culture), c’est bien l’État qui construit la Nation et non pas l’inverse. C’est un pur anachronisme que de croire l’État issu d’une réalité préexistante appelée Nation. Pour s’en convaincre, il suffit de voir combien les États ont déployé d’efforts pour créer de toute pièce le « sentiment national », en particulier en procédant à une profonde uniformisation culturelle (unité linguistique, réécriture ou invention de l’histoire, oubli des conflits internes au territoire, etc.). D’ailleurs, les États s’entraident volontiers en se légitimant réciproquement : une guerre civile nous est fréquemment présentée comme « guerre ethnique », « affrontement de clans, de tribus » et autres images exotiques. Médiatiquement appréciée, cette présentation permet surtout d’éviter de miser sur le mauvais cheval. Mais, dès la victoire d’un camp sur l’autre, on nous parle de « gouvernement » et « d’opposition », éventuellement de « rebelles » si la victoire n’est pas totale : les prétendus sauvages qui s’étripaient ont disparu. Nous voici à discuter d’État à État, de Nation à Nation ; c’est du sérieux maintenant.

Il est bien naïf de s’étonner aujourd’hui des affrontements, présents et futurs, observés en Irak « libéré » : puisqu’il s’agit de rebâtir un État, rien de plus normal que de voir s’affronter de potentiels chefs de guerre et autres seigneurs féodaux requinqués. Répétons-le : il n’y a émergence d’un État qu’à la suite d’une victoire des uns sur les autres et il est criminel de fixer pour horizon au peuple irakien la re-création d’un État. Bush-Chirac : match nul, très nul.

La même naïveté est d’ailleurs à l’œuvre lorsque les médias relatent la situation actuelle en Haïti : cette île est à nouveau en proie à des affrontements sanglants entre milices. Hélas, rien de plus tragiquement normal puisque là aussi l’horizon indépassable imposé au peuple se nomme « État ». Et puisque nul n’a emporté la victoire décisive, c’est reparti pour un tour ! Le « bon père » Titide, désormais protégé par les États-Unis, s’appuie aujourd’hui sur les ex-tontons macoutes pour se maintenir en son palais gouvernemental et le sang des gueux coule à nouveau. Clausewitz marchait sur la tête : la politique est en fait la continuation de la guerre. Mais, elle ne constitue en rien une garantie de paix tant que le pouvoir étatique est son enjeu : la crainte de s’affaiblir peut l’amener à tout moment à une redistribution des cartes. Il faut une victoire à tout prix et elle sera indiscutable ou ne sera pas.

Sur le plan philosophique, le match est nul aussi : Hobbes versus Rousseau égale vieux débat affligeant.

Pour le premier, l’État se justifie précisément par sa capacité à empêcher la guerre de tous contre tous, guerre éternelle de surcroît. En effet, lorsque la victoire sanglante a accouché d’un État, celui-ci doit continuellement se renforcer, car la guerre est toujours là, souterraine, mais intense selon Hobbes : le voleur contre le possédant, le mauvais contre l’homme bon, etc. Alors Rousseau, a priori, paraît plus sympathique : l’État, fruit d’un « contrat social » nous permettrait de retrouver notre sage bonté (qu’il dit lui-même hypothétique) et de préserver la plus large part de notre liberté. Double erreur : d’une part, comme le remarquait Bakounine, le « contrat social » n’est qu’une fiction bourgeoise destinée à justifier l’État. Il ne s’agit pas de préserver ou de retrouver la liberté : elle reste à conquérir ! Où, quand, comment y aurait-il eu établissement d’un quelconque contrat ? (« Toi, l’État, je t’abandonne un peu de ma liberté et tu m’en protèges le reste »). D’autre part, avec son mythe du (bon) sauvage, Rousseau occulte l’essentiel : nous ne sommes jamais passés d’un état « sauvage » à la civilisation étatisée. À la source de l’État se trouve la barbarie, invasions et guerres en tous sens, et c’est bien de cela que sont issus les États. L’image du sauvage est sympa et romantique et s’impose donc sans peine dans les manuels de philosophie [1]. C’est pratique : elle fait une croix sur le barbare. Or, l’État est bien né de la barbarie et, logiquement, tant qu’il nous sera imposé de construire et de maintenir des structures étatiques, la porte restera ouverte à la barbarie. C’est parce que l’État semble encore nécessaire à beaucoup de nos congénères que la guerre demeure toujours possible et non point l’inverse. Et l’action pacifiste, pour indispensable et juste qu’elle soit, ne sera jamais que de court terme tant qu’elle ne s’attaquera pas simultanément à la guerre et à l’État.

Éric Valentin


[1Il est significatif que ce soit au XVIIIe siècle précisément que les Francs aient cessé d’être présentés par les historiens comme des envahisseurs : la tête du roi vacillait déjà et, parce que la pensée politique ne s’était pas défaite de la notion de souveraineté, il lui fallait construire une prothèse. La Nation fera l’affaire (à condition bien sûr d’effacer les barbares épisodes qui ont forgé l’État).