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Grands petits hommes

« Un Rève algérien » film de Jean-Pierre Lledo
Le jeudi 20 novembre 2003.

Un Rêve algérien, film de Jean-Pierre Lledo, 1 h 46, distributeur : Vision Distribution, sortie le 26 novembre 2003.



Henri Alleg est surtout connu pour la Question, ce récit implacable qui fut pour beaucoup dans la mobilisation contre la guerre d’Algérie et les méthodes indignes utilisées par l’armée française pour combattre l’insurrection. Le lecteur et le spectateur, puisque le livre fut adapté au cinéma, se souviennent qu’Henri Alleg fut arrêté en tant que rédacteur en chef d’Alger républicain, le quotidien du Parti communiste algérien. Mais c’est à peu près tout, car Henri Alleg a resserré son propos sur son objet et n’a pas laissé de place à l’autobiographie.

En nous invitant à suivre son retour dans l’Algérie d’aujourd’hui, Un rêve algérien permet de mieux comprendre la nature du combat singulier mené par Henri Alleg et ses anciens camarades qu’il retrouve à cette occasion. Le cinéaste l’accompagne en son voyage à la fois géographique et temporel et, à plus de 80 ans, cet homme tout menu n’a rien perdu de sa force de conviction. Alger, Annaba, Constantine, Cherchell, Oran, les grandes villes d’Algérie marquent les principales étapes de son parcours. Le temps ayant produit son inexorable effet, ses anciens compagnons de lutte encore en vie sont aujourd’hui très âgés, et ce film a pour premier mérite de conserver leur trace. Il était plus que temps : son compagnon d’Annaba, Aldelkader Benzegala est décédé peu après son passage devant la caméra comme s’il avait attendu de revoir une dernière fois son vieil ami. La galerie de portraits est passionnante ; le retour sur l’histoire tout autant avec la description de la misère coloniale (les famines qui frappèrent particulièrement les fellahs, le racisme, les inégalités propres au système colonial, etc.) et le rappel de grands épisodes des luttes ouvrières (la grève des mineurs de L’Ouenza en 1948, celle des dockers d’Oran en 1950 en solidarité avec l’Indochine) et des heurs et malheurs de la guerre contre le colonialisme. Là aussi, il était temps ; la mémoire des acteurs devient défaillante, et les lieux de l’histoire s’estompent : Henri éprouve bien du mal à retrouver la sinistre villa d’El Biar où la torture lui a été infligée et sur laquelle n’a même pas été fixée une plaque commémorative.

Ce retour sur l’histoire précise par petites touches le contenu du rêve algérien en le liant à l’exigence de justice. Tous les anciens insistent sur le fonctionnement égalitaire d’Alger républicain et Alleg peut conclure : « Dans cette Algérie raciste, colonialiste, ici, il y avait vraiment une oasis de fraternité. » Le traitement des choix politiques du PCA s’avère évidemment plus complexe car beaucoup moins consensuel. Sur la fin de sa vie, après avoir accepté « l’idée de mourir pour un pays qui n’est pas le sien », et avoir été torturé, il est très difficile de demander à un homme de tout remettre en question. Par ailleurs, Jean-Pierre Lledo ne tient pas, d’évidence, à menacer la portée de son propos. Henri raconte donc qu’il a découvert le marxisme par des brochures en anglais que des soldats américains lui avaient données en 42-43. L’importance de la présence des Américains en Afrique du Nord dans la maturation des idées d’indépendance est à nouveau soulignée. Jean-Pierre Lledo note en voix off :

« La contestation nationaliste se veut arabo-islamiste. Où ailleurs que dans cette famille communiste anti-coloniale et multiethnique, le jeune Alleg aurait-il pu assumer sa révolte en restant lui-même ? »

Petit anachronisme. En 42-43, la contestation nationaliste est loin d’être entièrement gagnée par l’arabo-islamiste, et le PCA ne s’est pas encore rangé résolument dans la lutte anti-coloniale… C’est un euphémisme. Cependant, à l’époque, les réticences du PC à l’égard de ces formes émergentes de contestation du système à la fois colonial et capitaliste sont compréhensibles tant elles étaient difficiles à décrypter et c’est ce qui est encore plus important pour le PC à contrôler.

La question sensible et douloureuse du maquis rouge est évoquée plus loin lors du passage à Cherchell qui fut l’épicentre de cette éphémère et sanglante tentative du PCA d’organiser un maquis anti-colonial concurrent du FLN. Dernier survivant de cette aventure (à tous les sens du terme), Mustapha Saadoun s’appuie sur une canne mais n’a rien perdu de sa verdeur, et son discours est revigorant. Il peste contre le développement de l’esprit de lucre qui gagne toute la société algérienne (« J’ai horreur du commerce », « C’est devenu infect. N’importe qui cherche le profit »), se préoccupe des OGM (« Je suis sûr et certain, les ignares et les trabendistes que nous avons » ne manqueront pas de les introduire en Algérie où il n’existe pas de José Bové…) et regrette que l’anisette n’accompagne plus les parties de boules sur la place de Cherchell : « C’est ce qui manque justement la bouteille d’anisette. Il n’y en a pas. Tu sais, c’est un plaisir. C’est ce qui manque. C’est ce qui manque. » En Algérie, ça manque, prononcée sur un ton désabusé, était l’expression consacrée pour désigner un bien indisponible sur le marché pour cause d’incurie bureaucratique. Son utilisation répétée dit bien la tristesse du vieux militant devant la victoire de ses ennemis, les contempteurs de l’alcool et autres puritains ennemis fanatiques de tout plaisir. Le sens du combat de Mustapha, de sa vie tient dans la conviction qu’il « était possible à l’époque de faire quelque chose dans le bon sens ; c’était l’association sans race, ni religion, l’Algérie algérienne, l’Algérie de la justice ». Mustapha évoque également l’âpreté de la relation avec le FLN alors qu’Henri, habituellement plus disert, reste pratiquement muet. Pourtant, comme Mustapha le rappelle, les camarades communistes ralliés au FLN ont été liquidés dans les Aurès. De même, la question de l’opportunité politique de constituer un maquis rouge n’est pas posée. En tant que membre de la direction du Parti, Henri porte une part de responsabilité que le film préfère ne pas aborder.

Lorsque Mustapha Saadoun conduit Henri sur les tombes anonymes d’otages fusillés le 28 novembre 1958 en représailles à une opération de l’ALN, nous quittons l’événementiel pour aller à l’essentiel. Parmi les victimes, figurent trois de ses frères raflés en raison du départ de Mustapha au maquis. Le plus jeune avait 16 ans, et les policiers sont venus l’arrêter dans l’enceinte de son lycée. Mustapha évoque alors Oradour : les mots portent et traduisent bien la réalité atroce de la répression. Son absurdité également, puisque Mustapha note que ces représailles ont entraîné de nouveaux départs pour le maquis. Bien qu’ayant perdu en outre deux autres frères durant la guerre d’indépendance, Mustapha ne s’est pas laissé submerger par la haine et parvient à tenir un discours d’une grande tenue morale fait de réconciliation et de fraternité. Ce faisant, avec son bonnet de laine sur la tête et sa mise modeste d’homme du peuple, Mustapha incarne tout simplement la plus haute idée de l’humanité. Dans le même esprit, à la fin de son récit sur la torture, Henri tient à confesser que lorsqu’il a cru que sa femme avait été également torturée, il a senti monter en lui de la haine à tel point : « Que je me suis surpris à penser que si j’en réchappais, il faudrait que je tue ces gens ». On pense bien sûr à Robert Antelme quand, dans une demi-pénombre, Henri Alleg avoue ses « pensées indignes de lui ». Contrairement à l’argumentaire fallacieux de ses défenseurs, la torture ne cherche pas à obtenir des renseignements coûte que coûte, mais à déshumaniser l’ennemi. Et si Henri Alleg juge cette haine dégradante, c’est qu’elle l’a fait régresser à l’état de ceux qui le torturaient. Sa victoire ultime se situe précisément dans la peine et dans la honte qu’il continue d’éprouver et qui le distinguent radicalement de ses tortionnaires qui, encore aujourd’hui, revendiquent leurs pratiques immondes. D’une grande force émotionnelle comme seul le cinéma peut nous en réserver, ces moments montrent en quoi consiste la véritable noblesse de l’appartenance à l’« espèce humaine » [1].

Le film s’achève sur les anciens d’Alger républicain et le rappel de la répression violente qu’ils subirent après le coup d’État de Boumedienne en 1965. Rien sur la suite. Henri Alleg ayant quitté l’Algérie, et certains de ses camarades ayant subi torture et emprisonnement pendant de longues années, le PCA semble dégagé de toute responsabilité. Mais la politique du Parti de l’avant-garde socialiste (le PAGS) qui a pris la suite et principalement son soutien au gouvernement au nom de la défense du camp socialiste et des non-alignés ont ruiné pour longtemps en Algérie toute référence au socialisme et ont conféré une forte crédibilité au discours des islamistes, dès lors seule alternative à la corruption de la dictature militaire déguisée sous les oripeaux d’un improbable socialisme arabo-islamique.

D’une grande honnêteté, Jean-Pierre Lledo filme à la première personne, impliqué dans le récit par la voix off et également par sa présence à l’écran surtout à la fin du film lorsqu’il s’agit de conclure. En fait, Lledo ne fait pas qu’accompagner Alleg, il vit avec lui le retour d’exil en terre algérienne qu’il a dû quitter sous la menace des islamistes. Le film s’ouvre, du reste, sur une prise de position qui situe parfaitement le propos général du film : « Pour l’enfant que j’ai été, Henri Alleg et ses compagnons sont surtout la preuve qu’une autre Algérie était possible où tous les siens, arabo-berbères, pieds noirs et juifs auraient pu vivre ensemble […]. Je suis né de leur rêve de fraternité ».

Lorsque, plus tard, les camarades se recueillent sur la tombe d’Henri Maillot, aspirant pied-noir, membre du Parti, ayant rejoint le maquis communiste. Sur sa tombe, une inscription : « Mort au champ d’honneur le 15 juin 1956, pour une Algérie indépendante et fraternelle », Lledo peut noter à nouveau, toujours en voix off, que si l’Algérie a conquis son indépendance quelques années après l’exécution sommaire de Maillot, il y a plus de quarante ans, ce qui était inéluctable, la fraternité reste à réaliser. C’est peu de le dire. Il s’agit donc d’inventer un autre futur à partir d’un combat mené et perdu (la voix off conclut la séquence : « À cet instant, mon rêve reçoit enfin une sépulture. Il pourra refleurir »), démarche bien connue des passionnés de la Révolution espagnole…

Les modalités pour parvenir à l’indépendance ont conduit à la négation du rêve algérien. L’histoire a suffisamment montré que la fraternité n’est jamais engendrée par le nationalisme et sa violence aveugle qui mutile et meurtri des innocents afin de construire des frontières étanches pour vivre entre soi. Avec une sorte de terrible prémonition, Mouloud Feraoun écrivait : « J’ai peur du Français, du Kabyle, du soldat, du fellagha. Il y a en moi le Français, il y a en moi le Kabyle. Mais j’ai horreur de ceux qui tuent, non parce qu’ils peuvent me tuer, mais parce qu’ils ont le courage de tuer.  » Et c’est précisément dans la mesure où il incarnait l’antinomie de leur inhumanité que les tueurs de l’OAS l’ont assassiné, sans réussir à détruire avec lui l’espoir de fraternité qu’il partageait avec tous les grands Algériens de Kateb Yacine à Albert Camus et qui demeure une exigence intemporelle.

Lorsque ce rêve se garde des appareils pour lesquels leur pérennité, et surtout celle de leurs dirigeants, passe avant tout, les hommes qui le portent, échappent à la mutilation partisane pour devenir des frères en humanité. Espérons simplement que ces derniers militants communistes disparus, l’Algérie saura enfanter d’autres rêveurs impénitents [2]. Car, en Algérie, les invasions barbares ne sont malheureusement pas une élégante métaphore québécoise mais une réalité immonde (dans l’arrière-plan, l’omniprésence des forces de l’ordre — barrages de gendarmerie, escortes armées pour l’équipe, véhicules de la police à l’arrêt ou en mouvement, etc. — dit bien que la guerre civile n’est pas encore terminée), et que peut-on lui opposer d’autre que la fraternité entre égaux dans la liberté, en un mot l’anarchie ? La disparition inéluctable des derniers porteurs du rêve algérien peut signifier la victoire pour longtemps de la barbarie et, dès lors, engendrer une nostalgie bien compréhensible pour le spectateur ayant comme Henri Alleg ou Jean-Pierre Lledo une histoire forte et ancienne avec ce pays. Mais l’histoire continue, et le monde ne disparaît pas avec les acteurs qui ont tenté, maladroitement toujours, de le transformer même si avec eux périt à jamais une mémoire forcément unique, mémoire qu’un film comme Un Rêve algérien contribue heureusement à sauvegarder. Toujours au second plan, et de manière fugitive, quelques signes furtifs émaillent le film et invitent à un peu d’espoir. À Annaba, derrière Kader une affiche sur un colloque organisé en avril 2001 et consacré à saint Augustin sur le thème « Africanité et Universalité », une autre sur « Là-bas mon pays » d’Alexandre Arcady disent un travail de mémoire inimaginable il y a encore quelques années. Archéologue, la fille de Mustapha dont il doit être fier, effectue des fouilles dans la région de Cherchell, bel exemple d’émancipation. Lors du tournage, des passants interviennent pour manifester leur amitié à Henri Alleg : sur la place de Cherchell, avec une pointe d’emphase, un homme exprime son respect au rédacteur en chef d’Alger républicain dont il a retenu le slogan adopté sous la censure (« Alger républicain dit la vérité, il ne dit que la vérité mais ne peut pas dire toute la vérité »), plus émouvant encore, la vieille femme d’Oran tient par l’épaule avec douceur Henri Alleg en écoutant avec une grande attention la présentation que font de lui en arabe Jean-Pierre Lledo et son copain d’enfance. La barbarie est loin d’avoir gagné tous les esprits… Alors soyons sûr que, demain, il y aura en Algérie comme ailleurs des êtres humains pour rappeler à la manière de Montaigne le fondement de toute posture morale :
« J’estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un François, postposant cette liaison nationale à l’universelle et commune. »

Mato-Topé


[1Cf. Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957 et Gallimard (Tel, nº 26), 1996.

[2Sur un thème très proche en définitive, il faut voir, comme en écho, Forget Baghdad, un film sur des communistes juifs et irakiens et leur difficile intégration en Israël.