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Champagne & boucheries

Le jeudi 11 décembre 2003.

Horreur et barbarie — voilà ce qui, en ce 11 novembre 2003, persiste et signe de la guerre 14-18 rengagée dans la machine commémoratrice qui alimente exégèses, boursouflures et déplorations médiatiques. Les gros slogans moteurs de mobilisation : Patrie, Nation, Drapeau, Honneur, Civilisation, ne parviennent plus à décaniller des champs du déshonneur de l’humanité où ils ont enfoui leurs millions de victimes, et qu’aujourd’hui politiciens et médias foulent « graves » de leurs escarpins lustrés où se mirent ces images : cimetières qui s’étendent « à perte de vie », cadavres de soldats entassés dans les tranchées, boum-boums, ruines, ruines à n’en plus finir — sinon en carcasses et camaïeu de gris.

Mémoire enkystée

La commémoration (celle qui commet morts sur morts !) enkyste la mémoire vive dans une simple journée — fériée, encombrée d’images et de verbiages. On peut prendre, pédagogie oblige, les enfants en « otage » (de tout ne fait-on pas, aujourd’hui, otage ?), cela n’engage à rien : nulle suite véritable n’est donnée au tragique historique, ni dans l’école ni dans la vie quotidienne, pas plus qu’on ne le voit prolonger ses impacts dans l’organisation de la planète entière. On disait de cette « Grande Guerre » qu’elle serait « la der des der », dernière toute — tant il semblait qu’horreur et barbarie avaient atteint leurs limites humaines. Et voici que l’histoire l’érige toute première, initiatrice, matrice monstrueuse grosse des horreurs et barbaries ultérieures, qui tant débordent, elles, les limites humaines (camps de la mort, explosion atomique, régimes de terreur), que la Grande Illusion perdure et prospère de croire que l’on puisse être désormais à l’abri de plus pire.

Le retour commémorial, enkystant l’événement, occulte ce qui est l’essence même de la mémoire : à savoir qu’elle est élan vital (Bergson), intense activité de la vie psychique (émotion, sentiment, pensée, mouvement), dans la durée et ici et maintenant — soit, sous le funèbre éclairage 14-18, les guerres, conflits et terreurs qui se déroulent sous nos yeux et nous impliquent en tant qu’êtres vivants, êtres humains, citoyens, survivants. 14-18 fut la « Grande Boucherie » : la mémoire ne serait que faux semblant si elle ne s’y plonge avec force, acuité, surconscience (l’inconscient collectif en fait de toute façon recel), si elle ne prend racine indélébile dans les sangs versés, massacres, épouvantes, veuves, orphelins et familles détruites, tous relégués dans l’oubli. Plus profondément et plus fidèlement elle s’enracine dans ce terreau d’horreur, plus vive et plus intense elle rejaillit sur notre présent, pour le saisir, le ressaisir, le débusquer en y plantant les griffes féroces d’hier. S’effritent alors slogans, bonnes causes et nobles principes, pour laisser apparaître dans sa nudité ignoble l’œuvre de boucherie qui aujourd’hui débitée sur les étals variés de la barbarie, se poursuit à travers toute la planète — « petites boucheries » au rabais qui se donnent les coudées franches, jouant même au pittoresque, pour dépecer à chaud ou à froid « la chair pantelante de l’humanité » (Péguy).

Onu démissionnaire

Le triomphe des fascismes et des totalitarismes entre les deux guerres relève de causes multiples sur lesquelles les idéologies, tant historiciennes que politiciennes, continuent de faire leurs gammes. Mais il ne fait guère de doute que la posture démissionnaire adoptée à des moments cruciaux par les démocraties, velléitaires, rongées de l’intérieur, joua un rôle déterminant (guerre d’Espagne, Munich). Pourtant, nulle leçon n’en a été tirée par les instances planétaires d’aujourd’hui — nommément l’ONU — qui, sur tribunes et écrans, affichent même assurance, mêmes « convictions » (terme aussi honorable que mortifère), même pusillanimité face à des défis avérés et sanglants. Les errements démissionnaires d’hier se poursuivent, alors que les situations actuelles, mieux cernées, se prêteraient à de pertinentes interventions. Le conflit israélo-palestinien, qui végète, presse en vue d’une action onusienne réfléchie et décidée qui mènerait les frères ennemis à au moins temporiser. Quant à l’abstention politique systématique de l’ONU en Irak, elle relève vraiment de l’infantilisme. Tenue à l’écart par les Américains, et tombant dans le piège médiatique qui diabolise l’affaire en la traitant en bras de fer Bush-Saddam, une ONU dépitée laisse assassiner ses fonctionnaires, répond aux attentats qui frappent les organisations internationales, la Croix-Rouge, les ambassades, en laissant le champ libre aux terroristes. Une chose fut de refuser d’entrer en guerre aux côtés de la coalition anglo-américaine — tout autre chose est de refuser aujourd’hui d’« entrer en paix », de jouer son rôle, proprement vital, dans un pays abîmé par trente années de dictature et d’aliénation. Et c’est ainsi que les télés, frustrées de toute perspective politique, nous refilent les mêmes images quasi hallucinatoires : tank israélien en territoire occupé alternant avec tank américain dans Bagdad, au milieu d’« indigènes » (ainsi sont-ils donnés à voir) en colère — mais tout de même conscients de n’avoir point affaire à des soldats russes exerçant en une Tchétchénie dont l’ONU oublie l’existence.

Émotion dînatoire

L’abêtie, la radoteuse télé nous réserve parfois de drôles de surprises, en coup double. Une chaîne « people » nous surprend, un soir, en faisant retour sur la guerre en Bosnie : se lèvent alors en nous les images de l’odieuse dictature du bourreau de Belgrade — assassinats, viols, déportations, massacres, charniers, etc. Mais cela, ô stupeur, au cours d’un dîner mondain, un de ces dîners-show que règle la lippe pendue d’un maître des lieux et de cérémonie, l’animateur Thierry A., qui, à ses invités de marque (issus des fabriques politique, intellectuelle, artistique), offre au dessert une sacrée surprise : sont introduits deux journalistes, un jeune Français, auteur d’une biographie de l’un des invités présents, BHL, et un Bosniaque, présenté en un scoop mélodramatique : voici l’homme qui a sauvé la vie à BHL ! (Dévalant une colline, au cours d’un tournage, sous les obus de mortiers serbes, le Bosniaque se jeta sur BHL et le plaqua au sol, à l’instant même où un engin explosait tout près d’eux.) Intense moment d’émotion dînatoire, épicée de propos sur une ex-Yougoslavie déjà engloutie dans l’oubli. Et ça cause, convivialement, tandis que les plats passent, convivement appréciés, et qu’un « garçon » tourne derrière chaque convive pour remplir, parmi les sept ou huit verres colorés, les flûtes à champagne. Le biographe, dînant, allume une cigarette — volutes de fumée léchant l’éclat des luminaires. Fort volubile, il en allume une autre, puis une autre, au grand dam de sa voisine, dame d’un certain âge, qui se tourne poliment de l’autre côté.

Nappé consensuel d’une télé à l’estomac. Les retours de guerre sont solubles dans le champagne et s’envolent en fumée vers les lustres étincelant de mille feux. Verra-t-on demain l’Arlette-LO et l’Ernest-Medef échangeant de galants et policés propos sur la valeur comparée des gombos et des rutabagas ? « Bon appétit, messieurs ! » (Victor Hugo).

Roger Dadoun