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Tchétchénie

reportage réalisé en juin 2004 à la frontière avec la Tchétchénie, en république d’Ingouchie
Le jeudi 11 novembre 2004.

Le 7 juin dernier, le dernier camp de réfugiés tchétchènes de la République voisine d’Ingouchie fermait. Est-ce à dire pour autant, de concert avec des chaînes de télévision russes, que les conditions de vie des Tchétchènes s’améliorent ? Inepties ! Selon certaines sources humanitaires, on ne dénombre pas moins de 20 000 réfugiés résidant dans des conditions de vie alarmantes, sur le plan sanitaire, médical et psychologique. Rappelons-nous d’ailleurs l’injonction du général Chamanov qui prône l’élimination de tout mâle tchétchène âgé de 12 à 60 ans. Dans ce contexte, les femmes demeurent les témoins « privilégiés » d’horreurs, inadmissibles pour une grande nation qui pactise avec le président de notre chère patrie des Droits de l’homme. Aux antipodes des chahid — ces femmes kamikazes qu’on se complaît à nous décrire dans quelques médias —, voici celles qui donnent encore des raisons de croire en l’humanité dans ce conflit, ce génocide.



« J’ai pas connu la belle vie. Déjà, mes parents avaient trouvé la mort à la déportation de 1944. J’avais alors 4 ans. J’avais aménagé cette pièce pour accueillir mes deux fils, survivants de tout le reste de la famille. Ils ne sont jamais arrivés. Le premier a terminé ses jours à l’hôpital de Grozny, criblé d’éclats d’obus. Le second a succombé à une tuberculose dans la prison de Rostov, en Russie. Ils n’avaient jamais porté de kalashnikov. Les graines de tournesol que je grille, très souvent je préfère ne pas les vendre mais les offrir aux enfants. Je fais surtout cela pour garder le contact avec les autres. »

Tabarika

Depuis 1999, son village d’adoption est une usine désaffectée. Le Bureau de compensation accorde, sur demande, à chaque propriétaire de maison détruite une aide de 350 000 roubles, soit 10 000 euros. Tabarika l’a évidemment sollicitée. La procédure est très longue. Et comme tous ses compatriotes concernés, elle " fait cadeau " de 50 % de cette somme aux responsables du Bureau pour être à peu près certaine de l’obtenir.

Elle n’a que 26 ans. La famille a été contrainte à abandonner une tente de réfugiés qui trônait dans la cour d’une ferme en ruines. Elle en est réduite, à l’instar d’une cinquantaine de familles, à dormir dans un minibus tandis que l’on lui construit une cabane de fortune dans la ferme délabrée.

« Mon fils de 6 ans est devenu muet depuis les bombardements. Les médecins ne l’expliquent pas. Pour moi, la nuit est plus terrible que le jour. L’administration ingouche fait varier la pression du gaz qu’il faut constamment surveiller. Et puis les enfants pleurent très souvent, effrayés par des cauchemars. Alors je les console. Et, avant qu’on nous chasse de la tente, quand il pleuvait, je courrais toute la nuit avec des bassines. Cette guerre m’a pris trois enfants. Du coup, les deux orphelins que l’on a recueillis, je m’en occupe encore plus. J’ai peur des « nettoyages ». Ils enlèvent des innocents. Je crains pour mon mari. Et, pourtant, je n’ai pas de haine dans le cœur. »

Madina

Camp de Satsita, juin 2004

Elle est enceinte, probablement pas loin du terme. Devant l’énorme véhicule maculé de boue, celle qui arbore une robe rouge fleurie ne parvient pas à contenir ses larmes. Ses deux fils, sa fille et son mari s’acharnent à faire disparaître les ultimes traces de leur séjour dans la prairie. C’est peine perdue tant les vieilles planches agglomérées à la terre depuis cinq hivers se confondent avec le substrat.

Là, quelques briques ; ici, un sommier, une baignoire pour bébé, les seuls biens qui n’ont pas encore été engloutis par l’imposant Kamaz, camion prêté aux familles par le service d’immigration pour vider les lieux. Ce même bureau officiel qui, le matin même, a fait mentir l’ordinateur en déclarant l’octroi d’un avoir de cinq mois de compensation humanitaire au lieu de dix-huit ! Alors que les autorités russes imposent la levée du dernier camp de réfugiés tchétchènes en Ingouchie, cette famille n’a d’autre choix que de retourner dans la Grozny dévastée pour intégrer un TAC, un « foyer » qui leur fera regretter jusqu’à ces sinistres campements. Désormais, tous leurs espoirs se dissipent dans les airs aussi sûrement que cette fumée nauséabonde qui s’élève des vestiges des tentes calcinées.

« Au moment de l’enlèvement de mon mari, j’étais auprès de ma mère malade [cette guerre génère par ailleurs un nombre impressionnant de cancers dus aux conditions de vie ultra stressantes]. Si j’avais été chez nous, j’aurais essayé de les en empêcher. Ils m’auraient alors emmenée ou tuée sur place… Les morts enterrés, au moins, tu sais où ils sont, tu peux aller te recueillir sur leur tombe. Les autres sont comme des chiens morts, anonymes. »

(À propos de son père, de son mari et de son beau-frère.)

Malika

« Ma mère a toujours peur de ne pas nous retrouver quand elle revient de Grozny. Moi, j’aimerais simplement une petite maison pour dormir calmement. Pas un trésor… »

Petimat

« J’avais 15 ans quand les soldats de Staline m’ont forcée à monter dans un convoi pour le Kazakhstan. Mon bonheur ? Quand je me réveille et que je vois que mes deux filles sont bien là, vivantes. »

Azman

« Mon beau-frère a disparu, il y a cinq ans. Ensuite, ma sœur a été abattue par des hommes cagoulés alors qu’elle ouvrait sa porte. Quand les miliciens sont arrivés, ils ont dû arracher Mohamad de la dépouille de sa mère. Aujourd’hui, il a 4 ans. Une pension pour l’orphelin a pu être obtenue moyennant un bakshish de 13 000 roubles. Mon mari a été retrouvé mort, mutilé, dans la forêt… On se resserre autour de ceux qui restent, même si ces conditions de vie insoutenables finissent par détériorer même les liens du sang. »

Lisa

La chaleur devient écrasante. Quand on émerge de ces mornes étables improvisées en lotissements, la lumière vient vous griffer le fond des orbites. Combien de cas de cécité à déplorer dans ces « terriers », dont le propriétaire préfère encaisser l’argent du loyer sans rétablir l’électricité ? Où Lisa puise-t-elle la force de sourire ? Dans les yeux de sa fille Aminat, à coup sûr.

Il y a un an, son père fut enlevé par des soldats russes avec toutes les conséquences que cela implique. On est sans nouvelles depuis. Son frère a trouvé la mort sous les bombardements de 1999. Son beau-frère, fonctionnaire au ministère de la Justice, fut enlevé avec deux autres collègues.

L’histoire survenue à l’époux de Malika, en octobre 2002, n’est que trop classique.

À cinq heures du matin, six BTR (blindés transporteurs de troupes) font une halte devant leur maison. Le mari est emmené par les militaires cagoulés. On retrouvera son corps — salement abîmé — vers midi. Devant les plaintes de Malika, l’armée d’occupation invoque la légitime défense. Les plus cyniques diront qu’elle a de la chance qu’on ne lui réclame pas de rançon pour récupérer le corps, pratique courante chez les militaires russes.

Il était chauffeur de transports en commun, sans accointance avec les boïvikis, les combattants tchétchènes.

Jaminat, leur dernière fille, n’a même pas connu son père.