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Publicité et pédophilie

Le jeudi 11 novembre 2004.

C’est l’histoire d’une ethnologue. On gagne mal sa vie dans l’ethnologie. Alors, elle démarche les agences de publicité et de marketing. Parce que les menteurs de profession aiment utiliser des chercheurs de vérité de profession. On l’embauche. Elle étudiera les consommateurs. Pas n’importe lesquels. Les meilleurs. Les plus influençables : les enfants, de trois à douze ans. On veut augmenter les ventes de savon ; on envoie l’ethnologue étudier les enfants dans la salle de bains. ça prend du temps. D’abord, il faut des parents acceptant, pour 200, 300 dollars, et beaucoup de savon Poiluzémuçklé, qu’une dame passe quelques jours en compagnie de la petite dernière. Ensuite, gagner la confiance de la petite. Rapide, ça. Quelques jouets, quelques chocolats. La dame regarde la petite fille au bain. Elle reste dans la salle de bains quand la petite fille défèque (le marchand de savon vend aussi du papier hygiénique), elle observe. Elle remarque que cette petite fille joue avec les flacons vides de Poiluzémuçklé. Elle recommandera de rendre les flacons de Poiluzémuçklé mieux jouables par les enfants. Le marchand de savon crée alors le gel douche Prinçaiss (une tiare), le gel douche Poiluzémuçklé (un tank), et gagne des centaines de millions. C’est raconté dans le livre de Mme Schor Born to Buy, the commercialized child and the new consumer culture.

C’est l’histoire du GIA. Pas le GIA algérien. Non, la Girl Intelligence Agency. Le service d’espionnage de filles est une création d’une agence de « marketing viral ». Les consommateurs sont le corps à infecter (les publicitaires savent se décrire). Le GIA compte 40 000 affidées. Des « fillettes leaders ». Celles que les autres imitent. Leur tâche est double ; répondre souvent à des questionnaires sur les produits et les habitudes de leurs camarades, et d’autre part utiliser elles-mêmes et recommander ces produits. On leur enseigne à le faire sans susciter la méfiance des autres fillettes ou des parents. On ne dit pas « enseigner à mentir et à vendre l’amitié », on dit « aider à la maturation par l’attribution de responsabilité ». Avec ça leurs parents pensent qu’au lieu de maquereauter leurs filles, ils les éduquent.

Le GIA n’a pas le monopole du marketing viral. Utilisé par des dizaines d’agences, il rapporte des milliards.

C’est l’histoire de 12 000 écoles étranglées par la politique américaine qui, pour dépenser moins, taille à la hache dans leurs budgets. Un malin a compris qu’il y avait un marché à proposer aux écoles : je vous donne du matériel vidéo gratuit, des caméras aux cassettes éducatives. En échange, par contrat, tous les enfants de l’école doivent regarder ma chaîne de télévision dix minutes par jour. En classe. « Channel One » est censée montrer huit minutes de non-publicité. Elle montre donc au moins deux minutes de publicité franche. Les huit minutes restantes sont bourrées de publicité rédactionnelle. Douze mille écoles. Le créateur de Channel One est riche.

C’est l’histoire d’une enseignante qui détestait acheter de quoi rendre ses cours vivants. Elle alla proposer aux agences de publicité d’écrire un curriculum, c’est-à-dire le canevas d’une série de cours, en échange de documents, photos, graphiques, récits, cassettes vidéo, DVD, etc. pour les illustrer. Puis d’envoyer cela aux enseignants gratis. La dame, et à présent ses employés, gagne des millions à vendre ses curriculae bourrés de documents colorés, vivants, sur la Mcfrite, les bienfaits de l’oxyde de carbone, les corn flakes et marshmallows, la sécurité de l’industrie nucléaire, etc.

C’est l’histoire de l’enquête de Schor auprès d’enfants et de familles d’un quartier chic et d’un quartier moins chic, sur les liens entre l’obsession consommatrice chez les enfants (avoir pour seul but à l’âge adulte de gagner beaucoup d’argent, penser qu’il est indispensable de porter certaines marques pour gagner l’estime des autres, passer trois, cinq, six heures par jour devant la télévision, n’aimer que la fast food, etc.) et les problèmes psychologiques. Le résultat terrifie. Séguéla répondra ; son échantillon n’est que de cinq cents enfants. Séguéla va financer des études sur des milliers d’enfants, qui prouveront que la fast food fait maigrir, que 17 000 meurtres par an à la télévision créeront une génération d’objecteurs de conscience, que la dictature des marques renforce la confiance en soi, le bonheur et la sociabilité.

C’est l’histoire d’une société dont le culte de la voiture a chassé les enfants hors des rues, les a emprisonnés à la maison. Et en a chassé les adultes, contraints de trop travailler. Qui donc a livré les enfants à la télévision, aux jeux vidéo, à la fast food. Qui permet que l’on étudie leur psychologie dans le seul but de leur vendre graisse, vanité, violence, et qu’on les pousse à considérer leurs amis et leurs camarades comme des moyens de gagner de l’argent. Est-ce l’histoire de notre avenir ?

Nestor Potkine