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Répression politique au Québec

plus de 1 750 arrestations à caractère politique depuis 1999
Le jeudi 5 juin 2003.

Le militant montréalais Jaggi Singh ainsi que deux coaccusés viennent d’être acquittés d’une accusation liée à leur participation aux manifestations contre la réunion du G20 à Montréal en novembre 2000, manifestations qui avaient donné l’occasion aux policiers de charger à pied et à cheval et de procéder à une série d’arrestations. Mais Singh et bien d’autres ne sont pas au bout de leurs problèmes avec la justice puisque des centaines de militants et de manifestants font face à des accusations, le tout après une vague d’arrestations à caractère politique tout à fait exceptionnelle au Québec, et qui se poursuit depuis 1999.

Le 26 avril 2002, la CLAC (Convergence des luttes anticapitalistes) avait lancé un appel à protester contre la tenue à Montréal de la réunion des ministres du Travail et de l’Emploi du G8. Le rassemblement débutait à 16 heures au carré Dominion (en plein centre-ville) et, après un repas gratuit et quelques ateliers d’éducation populaire, la manifestation devait s’ébranler à 18 heures La manifestation n’a jamais eu lieu. Alors que tout était paisible, les policiers lourdement armés ont encerclé sans avertissement le carré Dominion. Sans permettre aucune dispersion des citoyens ainsi piégés, les policiers les ont déclarés en « état d’arrestation » et les ont retenus plusieurs heures. Se retrouvaient arbitrairement pris au piège des citoyens qui désiraient manifester, des représentants de la Ligue des droits et libertés, des guides touristiques, des passants, etc. J’en étais. Les policiers parlèrent d’une opération « préventive ». Selon le porte-parole de la police de Montréal, le commandant André Durocher : « ça n’a pas dégénéré parce que nous avons agi avant que ça ne dégénère. » (Journal de Montréal, 27 avril). Adieu, donc, la présomption d’innocence ! L’opération fut également lucrative, puisque 147 constats d’infraction de 138 $ ont été distribués, la police puisant donc plus de 20 000 $ dans les poches mêmes des citoyens qui n’ont pu manifester.

Quelques semaines auparavant, soit le 15 mars, la police de Montréal arrêtait 371 individus qui participaient à la manifestation organisée par le Collectif opposé à la brutalité policière (COBP). Les manifestants voulaient dénoncer le harcèlement et la brutalité dont sont victimes les jeunes dans la rue, de sinistres histoires d’abus de pouvoir et commémorer la mémoire des trop nombreux Montréalais innocents tués par des policiers. Du côté de la police, le commandant Durocher — encore lui — décida d’éviter toute allusion publique au message politique des citoyens rassemblés, expliquant à un quotidien montréalais qu’il s’agissait principalement de « jeunes marginaux » qui « n’ont qu’un but, c’est de faire de la casse » (Journal de Montréal, 16 mars). On comprendra que les policiers n’avaient pas ces citoyens en très haute estime. Mais qu’en est-il de cette fameuse « casse » ? Une demi-douzaine de carreaux brisés et une camionnette de la police barbouillée de graffitis, le tout en début de manifestation. Plutôt inefficaces, donc, ces individus ayant la « casse » pour unique but. Bien sûr, les policiers exhiberont par la suite quelques billes d’acier retrouvées dans les sacs des manifestants. Mais cet arsenal rudimentaire et les dégâts causés ne peuvent à eux seuls expliquer une arrestation d’une telle ampleur.

Toutes ces arrestations portent à plus de 1 750 le nombre de citoyens arrêtés lors de manifestations politiques au Québec depuis 1999. Détaillons ce total si élevé : 66 étudiants arrêtés devant l’université du Québec à Montréal (UQAM) alors qu’ils dénonçaient une entente entre leur université et Coca-Cola (Montréal, automne 1999) ; 7 membres du collectif féministe « les Sorcières » arrêtées après l’occupation d’une église (Montréal, 7 mars 1999) ; 112 arrestations lors d’une manifestation de COBP (Montréal, 15 mars 2000) ; 157 arrestations lors d’une marche à Westmount célébrant la fête des travailleurs (1er mai 2000) ; 46 arrestations lors de manifestations contre le G20 (Montréal, 24 au 24 octobre 2000) ; 463 arrestations lors des manifestations contre la libéralisation des échanges commerciaux et financiers panaméricains (Québec, avril 2001) ; 43 arrestations liées aux squats et aux manifestations de solidarité aux squatters (Montréal, été 2001) ; 82 arrestations lors d’une manifestation pro-palestinienne (Montréal, 29 septembre 2001), 371 arrestations à la manifestation du COBP (15 mars 2002) et environ 350 arrestations savant la manifestation de la CLAC du 26 avril 2002… Il faudrait y ajouter des arrestations de militants en région rurale, entre autres des écologistes, et d’autres encore dont les médias n’ont pas parlé et qui ont échappé à mon attention…

Cette liste n’est donc pas exhaustive, mais il ne semble pas exagéré de parler d’une véritable opération d’intimidation politique, voire de répression. Certains objecteront que les manifestants qui transgressent la loi n’auraient qu’à accepter la conséquence de leurs actes. Soit, mais alors comment justifier que la police arrête 371 citoyens pour six carreaux brisés, à moins de croire que les citoyens s’y soient mis à soixante à la fois pour lancer chaque caillou… Quant aux policiers, ils ne cherchent pas même à distinguer les manifestants respectueux des lois des contrevenants. Voilà quelques années que j’étudie la contestation politique et que j’assiste régulièrement à des manifestations. Ayant eu la chance de ne pas être arrêté le soir du 15 mars lorsque les policiers jusque-là bien cachés ont rapidement manœuvré et encerclé presque tous les manifestants, je peux témoigner que les quelque quatre cents citoyens rassemblés écoutaient calmement des discours. Devant ces citoyens calmes et immobiles, les autorités policières auraient pu déployer lentement leurs unités pour encourager les manifestants à se disperser. Au contraire, les policiers ont décidé d’agir par surprise et sans discernement et d’arrêter un maximum de citoyens. Ils n’ont à aucun moment cherché à distinguer les « casseurs » des pacifistes.

De plus, que des journalistes et des photographes de presse soient régulièrement aux nombre des arrêtés (exemples : à Westmount, le 1er mai 2000, et à Québec en avril 2001) indique également que les policiers n’ont pas souci de distinguer le journaliste du manifestant. Les journalistes s’en tirent bien sûr grâce à leur carte de presse, mais les autres se retrouvent pris dans l’engrenage de la justice, chanceux si au passage ils n’ont pas été bousculés et brutalisés par les policiers si pressés d’arrêter en vrac leurs concitoyens.

Ceci ne veut pas dire, bien sûr, que les policiers ne ciblent pas ceux et celles qu’ils identifient comme les « leaders » « radicaux ». C’est le cas de Jaggi Singh qui avait été arrêté (alors qu’il se tenait dans une zone calme des manifestations contre le sommet des Amériques à Québec) par des policiers en civil faisant irruption d’une camionnette banalisée et repartant avec lui sans que les autres manifestants n’aient eu le temps de réagir. Il avait alors passé plusieurs semaines en prison.

Comment expliquer cette vague de répression policière, à la fois ciblée et indistincte ? La clef de l’explication semble être politique. Ces citoyens que la police s’acharne à intimider sont généralement associés à l’extrême gauche et au mouvement d’opposition à la mondialisation pseudo-libérale (pseudo, parce que l’état-providence existe encore et toujours lorsqu’il faut subventionner les grandes entreprises privées à même les fonds publics). Certains individus au sein de cette mouvance posent des actes que le Conseil de l’union européenne vient explicitement d’identifier au « terrorisme » (nº doc. 5712/1/02-Enfopol 18). C’est dire qu’ils n’ont pas la cote… Les policiers savent que les organisations politiques plus traditionnelles, comme les partis politiques et les syndicats, se désintéressent du sort de ces citoyens — pardon : « jeunes marginaux » — à qui on fait d’ailleurs porter le blâme dès qu’une manifestation tourne mal, même si la violence des manifestants est sans proportion avec celle des policiers. Le sommet de l’absurde fut atteint lorsqu’à Gênes, à l’été 2001, les chefs d’État du G8 accusèrent les manifestants de violence excessive le lendemain même où un policier avait tiré à bout portant et tué un citoyen. Les policiers ont compris qu’ils ont le champ libre pour casser les manifestations sans craindre d’être critiqués, si ce n’est par quelques médias « marginaux ».

L’année 2002-2003 a marqué une sorte de répit de cette action répressive : lors des manifestations contre le G8 au Canada, à l’été 2002, les policiers avaient opté pour une approche plus subtile, marchant au sein même des manifestants, par petits groupes et sans tenues anti-émeute, et n’hésitant pas à engager des discussion, voire à distribuer de l’eau. Il faut dire qu’en Amérique du Nord, les événements du 11 septembre 2001, suivis par l’invasion de l’Afghanistan et conjugués à cette vague répressive ont provoqué un flottement au sein du mouvement de contestation. Et ce G8 2002, tenu dans les Rocheuses, semblait si loin qu’il était plus difficile d’entraîner des foules à descendre dans la rue pour y tourner un peu en rond… Les policiers ont tout de même encore une fois arrêté quelques militants considérés comme des « leaders ». Quant aux centaines des manifestants qui doivent faire face à la justice, plusieurs très certainement auront ainsi été intimidés et ne reprendront pas la rue de sitôt. Bref, les policiers sont les « véritables » casseurs : il s’agit de voir comment le milieu militant saura adapter ses tactiques en conséquence.

Francis Dupuis-Déri