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Le Centre anarchiste de Gand

Le jeudi 22 janvier 1998.

La Communauté économique anarchiste est une des composantes du milieu libertaire de Gand, aux côtés des squats, du Collectif anarchiste (un groupe d’étudiants) et de l’ABC.-Gent, une librairie/office de distribution de publications…

Dès l’été 1992, à sa fondation, le projet de l’Anarchist Economic Community (AEC) était de fournir une alternative concrète, même à une échelle modeste, à l’énorme et monstrueuse Communauté économique européenne. Parallèlement à l’action directe, à la collecte et à l’échange d’informations, nous pensions que les libertaires se devaient d’introduire dans leurs pratiques quotidiennes les idées qu’ils défendent (y compris sur le terrain économique). Inutile donc d’attendre un fantasmatique grand soir, la révolution se joue ici et maintenant.

Dès l’origine, l’AEC se voulait une expérience de vie où nous voulions travailler ensemble, nous réapproprier le pouvoir sur nos existences en cassant les barrières artificielles entre sphères économique, politique et privée…

En pratique, cela s’est traduit par la constitution d’un réseau de groupes de travail, organisés selon des principes anarchistes fédéralistes (absence de hiérarchie, valorisation de l’autonomie autant que de l’aide mutuelle), ayant tous pour objectif commun d’œuvrer à l’épanouissement d’une communauté autogérée, socialement et écologiquement saine.

Les groupes de travail sont les suivants : un collectif jardinage (un grand potager urbain produit des légumes qui, quand ils ne sont pas mangés par les lapins, sont distribués) ; un collectif alimentaire (l’achat collectif de nourriture de qualité permet de faire baisser les prix) ; une cuisine mobile (support logistique à des groupes d’action pendant des campagnes d’agitation ou des grèves) ; un collectif de conditionnement d’aliments (production de marmelade et de vin à partir de fruits) ; une cuisine populaire (repas végétarien une fois par semaine suivi de rencontres conviviales au bar). D’autres projets ont été imaginés, mais n’ont jamais vraiment démarré : des initiatives de co-voiturage ou de récupération de vêtements par exemple…

Un projet qui démarre fort

Les trois premières années (92-95), la Communauté économique anarchiste s’est relativement bien développée. Malgré les hauts et les bas propres à ce genre d’initiative, nous avons loué ensemble une maison et nous y avons installé notre cuisine collective.

L’énergie du projet a attiré beaucoup de monde et la maison est devenue un endroit de rencontres et de débats où d’autres actions pouvaient voir le jour… Dans le sillage des repas hebdomadaires, un groupe de femmes s’est constitué, ce qui à induit la mise sur pied d’un… groupe d’hommes. D’autres personnes, intéressées par l’anarcho-syndicalisme ont réfléchi à la création d’une section locale de la Confédération autonome des travailleurs (CAT, l’équivalent en Belgique de la CNT), d’autres encore ont constitué un groupe de soutien aux réfugiés. Durant cette période, nous avons également établi des contacts internationaux (notamment grâce à Internet, à l’assistance aux réfugiés, à la mobilité accrue des gens de la maison…). Ces évolutions, ainsi que les discussions et critiques permanentes, nous ont obligé à repenser les finalités et les stratégies du projet. Dès le début, certains d’entre nous avaient des doutes sur la possibilité de réaliser notre objectif initial. Elles et ils pensaient que nous avions trop d’illusions sur la réalisation d’une véritable autarcie économique.

Comment être réellement indépendants de l’économie capitaliste omniprésente ? Comment s’autogérer sans faire de concessions au système et aux valeurs capitalistes ? Devions-nous, par exemple, payer certains volontaires, pour qu’ils ne dépendent plus de l’aide de l’État ? Qui, comment, et sur quelles bases les payer ? Quelle serait la relation de ces salariés avec le reste du groupe ? Comment prendre en compte notre opposition à des salaires de misère ? Bref, les risques de récupération étaient toujours présents, et nous ne voulions pas finir dans le secteur alternatif des écolo-capitalistes !

La critique de l’idéalisme

En pratique, la stratégie de l’étranglement — considérer l’AEC comme un nœud dans le développement d’un réseau qui étoufferait un jour l’économie capitaliste — était trop idéaliste. De toute façon, quelle est l’utilité d’une communauté économique indépendante en tant que telle ? L’AEC ne risquait-elle pas de devenir un îlot dans une mer de misère ? Abandonner une stratégie de confrontation offensive, ne serait-ce pas, en fait, une attitude de repli face à la dure réalité de l’exploitation, de l’accroissement de la pauvreté, du racisme, de la répression… ? Une telle initiative ne nous menait-elle pas à une dépolitisation, plutôt qu’à une radicalisation ? Enfin, ce projet n’était-il pas que le reflet des origines, valeurs et attitudes bourgeoises de plusieurs d’entre nous, et ne devrions nous pas nous en détacher ?

En nous posant toutes ces questions, nous avons, en quelque sorte aussi, fourni des réponses qui s’élaboraient à partir de nos propres pratiques. Les différents collectifs qui se sont constitués aux marges de l’AEC — sans doute parce qu’ils n’y trouvaient pas leur place en son sein — n’étaient, ni plus ni moins, que l’expression de ces critiques. En tant que groupe, il nous fallait en prendre conscience.

L’affirmation d’une identité

Nous avons également ressenti dans ces débats la nécessité de présenter un profil plus transparent afin de simplifier nos contacts avec les autres groupes, notamment étrangers. C’est à ce moment que nous avons décidé de changer le nom de notre groupe, la Communauté économique anarchiste devenait le Centre anarchiste. Ce nom plus simple fut choisi pour la simple raison qu’il reflétait mieux qui nous étions et ce que nous voulions.

Cette période d’intenses discussions nous a permis de mieux affirmer ce que nous avions en commun : notre adhésion à l’anarchisme en tant que critique et alternative viable à la société existante. Sans occulter les différences qui existent toujours entre nous, nous ne voulons plus qu’elles nous divisent. Au contraire, le respect des différences étant, pour nous, une valeur centrale de l’anarchisme (ainsi que dans la vie en général), nous nous devons de rendre ces différences explicites, d’en discuter et de les surmonter. Concrètement, cela signifiait que nous devions avoir conscience de ces contradictions comme des interactions complexes qui existent dans la société. Selon nous, l’anarchisme a toujours essayé de saisir cette complexité, c’est autant une de ses forces qu’une de ses faiblesses…

Bien qu’historiquement l’anarchisme plante ses racines au XIXe siècle, dans les luttes de la classe ouvrière vers un idéal socialiste, et que ses plus grands succès et défaites aient eu lieu dans le mouvement anarcho-syndicaliste, notre courant de pensée s’est aussi construit dans la critique d’autres rapports de domination que ceux du travail et du capital ; par exemple, les relations homme-femme, enfant-adulte, noir-blanc (cette dernière seulement récemment de manière significative)…

Nous avons conscience que mis comme cela sur papier, cela paraît assez abstrait, nous espérons développer ces points de manière plus systématique dans un prochain texte. Ajoutons seulement qu’il ne s’agit pas seulement de lancer un simple appel à la tolérance, nous sommes tous conscients des aspects condescendants et répressifs de « la tolérance », ainsi que de « l’idéalisme » qui l’accompagne. Ce qui compte pour nous, c’est de ne pas nous diviser sur des pétitions de principes. Nous avons vu trop d’exemples de sectarisme, de fragmentations sans fin, de scissions menant à la disparition des groupes… Nous voulons, au contraire, mettre en permanence l’accent sur ce qui nous est commun afin de nous réapproprier notre identité collective en nous plaçant dans un contexte historique. Tout ceci sans perdre de vue notre objectif, faire de l’anarchisme une force cohérente et de synthèse qui soit en mesure de peser sur la réalité.

L’unité dans la différence

Aujourd’hui, le Centre anarchiste se veut une organisation qui incarne l’idée de l’unité dans la différence. Pour réaliser cet objectif, nous nous sommes organisés en créant un secrétariat, non pas un bureau centralisateur, mais un comité afin de fournir le support logistique indispensable et de renforcer et d’étendre nos relations avec l’extérieur.

L’AEC d’origine n’a pas disparu en tant que telle, mais s’est intégré dans la fédération locale de groupes qu’est de fait le Centre anarchiste. Il reste la base économique sur laquelle nous pouvons construire des actions politiques autonomes. Le Centre anarchiste a donc rassemblé les différents collectifs de l’AEC (dont le groupe de soutien aux réfugiés et les autres collectifs de discussion).

Groupe Alternative libertaire (Bruxelles)