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« La Tête contre le mur : essai sur l’idée anticommuniste au XXe siècle » Louis Janover

Le jeudi 21 mai 1998.

En marge de celui de Mai 68, un autre anniversaire a lieu ce mois-ci. Il y a 150 ans, en effet, paraissait le célèbre Manifeste du Parti Communiste de K. Marx et F. Engels. De fervents marxistes officiels qu’ils étaient il y a trente ans, certains sont devenus de fervents antimarxistes notoires. Le PCF, quant à lui, voit dans cet ouvrage une radicalité qui justifierait, paraît-il, sa ligne actuelle et donc sa participation au gouvernement ! Moins vaseux sont ceux qui continuent à voir en Lénine le fils spirituel de Marx et veulent réinterpréter le marxisme sans renier totalement le bilan d’Octobre 1917. Louis Janover tient à dénoncer toutes ces cuisines idéologiques dans un pamphlet fort décapant…

En effet, à une époque où « tant de monde s’époumone à remplir le politique de vent » et où tous les efforts de la « gauche plurielle » ne tendent qu’à atteindre un seul objectif, à savoir « interdire toute vision d’une société qui se situerait en extériorité par rapport à l’univers capitaliste », son livre nous apporte un souffle salutaire. Avec un ton acide et percutant, il mitraille sans relâche directions de la gauche constitutionnelle, réseaux associatifs à sa solde (SOS racisme, Ras l’front, Espaces Marx), journalistes attitrés du Monde Diplomatique et de Libération, historiens ex-staliniens repentis, nouveaux philosophes et trotskistes de la LCR. Bref, seul le mouvement anarchiste échappe à sa critique acide. Au-delà de cette amitié politique qui devrait inciter plus d’un libertaire à lire son bouquin, c’est surtout l’analyse que fait Janover sur l’historique de l’anticommunisme, la responsabilité écrasante des PC dans cela, le rôle actuel de l’antifascisme consensuel, les reniements de l’extrême gauche, qui fait l’intérêt de cet ouvrage. Écrit dans un style resserré et corrosif, rempli d’humour ravageur, il se présente en trois chapitres.

Le mensonge devient vérité

Le premier, le plus intéressant, nous semble-t-il, porte un titre évocateur : « Communisme, année zéro ». C’est, d’une certaine manière, l’estampille de la famille à laquelle appartient l’auteur. Issu de l’ultra-gauche, ce courant politique se réclamant du marxisme mais qui condamna dès le départ le léninisme en tant qu’imposture à l’idée communiste élaborée par Marx, Janover réintroduit ce débat face à l’actuelle idéologie dominante qui enterre le communisme, ne nous laissant comme seul horizon indépassable que le capitalisme. Le Livre noir du communisme de Stéphane Courtois et consorts participe de fait à cela. Car, comme le dit si bien Janover, « la comptabilité macabre des morts du communisme rend service de fait d’abord au PC qui trouve là une manière élégante de vidanger sa baignoire en faisant passer avec l’aide des historiens l’eau sale de leur propre histoire pour celle du communisme ». Quant au monde dit libre « il peut à nouveau agiter un épouvantail taillé sur mesure ». L’amalgame établi entre nazisme et bolchévisme étant la cerise sur le gâteau ! « Alors que l’URSS et ses satellites ont été tout au long de leur existence la négation absolue, impitoyable de la volonté d’émancipation qu’exprimait dès 1848 le Manifeste communiste », certains les ont adorés de toutes leurs forces. Aujourd’hui ils renient cela avec la même conviction. D’où le leurre, le mensonge entretenu une fois de plus sur le communisme.

François Furet [1] est un de ceux-là et Janover le cloue au pilori. De même, il réajuste le fameux rôle des intellectuels du PC ou des compagnons de route. « Ils n’étaient pas au service du Parti mais une partie du Parti car impossible de dissocier leur responsabilité dans la politique de répression de celle, des cercles dirigeants de l’appareil ». Aragon en est un bien bel exemple malgré toutes les louanges que l’intelligentsia de gauche lui a tressées cette année. Quant à ceux qui déchantèrent peu à peu de l’expérience soviétique, Janover écrit : « Ils se racrochèrent à toutes les branches du socialisme dit réel (maoïsme, castrisme, polpotisme…) » et finirent lors des années Mitterrand dans les couloirs de l’Etat social démocrate. Avec d’anciens trotskistes, ils gèrent désormais les rapports entre dominants et dominés « innovant une autre morale, d’autres formes de contrôle social ». La ronde qui va de Régis Debray, Gilles Perrault en passant par J.-C. Cambadélis, Bensaïd, Arnaud Spire, Edgard Morin, Denis Clerc et Bourdieu, hurle contre le libéralisme certes, mais finalement soutient Jospin pour construire un capitalisme prétendument humain et solidaire avec un État régulateur, paraît-il, de justice sociale ! Ce chapitre analyse également très bien pourquoi l’URSS est passée sans secousses à l’économie de marché car « à ses yeux rien là n’eut été impossible à prévoir si au lieu de voir dans ce pays le socialisme réellement existant on les avait pris pour ce qu’ils étaient à savoir des pays capitalistes réellement retardataires qui devaient bien un jour revenir dans le giron du capitalisme privé ». Janover cite tous ceux (ultra gauche et anars) qui au début dénoncèrent le mensonge communiste amené par le bolchévisme. Mais ces « dissidents irrécupérables », comme il les nomme, resteront dans les oubliettes de l’Histoire. Pas question de faire appel à leur analyse dangereuse. Il fallait et il faut encore aujourd’hui « que le régime qui a sombré corps et biens était encore et toujours le communisme, le communisme tel qu’en lui-même ». De plus, ils condamnaient aussi le capitalisme. Une phrase pour terminer : « tout se réduit à l’histoire d’une illusion et à une illusion de l’Histoire ». Belle conclusion de Janover.

Tous ensemble… vers le réformisme

Les deuxième et troisième chapitres portent ensuite essentiellement sur le rôle des PC et leur anticommunisme « mur contre lequel tant de rêves se sont brisés ». Janover démontre à travers moultes exemples historiques qu’ils furent toujours « la cheville ouvrière de l’ordre établi » et qu’en France par exemple le PC a toujours su « remettre sur les rails du capitalisme la locomotive de l’histoire que les ouvriers en bleu de chauffe menaçaient de faire dérailler (après-guerre de 45, Mai 68, pour l’histoire la plus proche)… Cela parce que les principes d’organisation et le programme de tous les PC n’étaient nullement incompatibles avec la structure des nations industrielles et que la bourgeoisie pourrait, elle aussi, bénéficier de leur expérience exceptionnelle ». La fin traite de notre actualité, de la « mutation » du PCF « au service de la social-démocratie reconnaissante ». Janover, dans la lignée de son analyse, explique fort bien que pour Robert Hue, la mutation actuelle du PCF « consiste moins à passer à l’évier de l’histoire un projet révolutionnaire depuis toujours inexistant qu’à flexibiliser les structures d’encadrement pour qu’elles épousent les nouveaux modes de domination et retrouvent leur efficacité ». Gayssot en est un bel exemple : « rien de mieux qu’un ministre des Transports communiste pour rouler dans la farine le peuple de gauche ». Comme nous l’avons déjà écrit ici même, l’auteur lui aussi pense que ceux qui verraient une prochaine rupture entre PC et PS, se trompent lourdement. Le PC « est bel et bien au centre du dispositif de régulation socio-politique. Il reste pour son allié PS le barrage idéal en cas de remontée des revendications populaires ». Le dernier mouvement des chômeurs en est une belle preuve avec sa déviation sur la loi « bidon » des 35 heures.

L’autre élément important dans ce chapitre est l’analyse sur le rôle de l’antifascisme actuel [2]. Comme nous, Janover sait depuis pas mal de temps que l’antifascisme électoraliste de notre gauche plurielle, soutenue par Ras l’front et autres ex-staliniens, sert surtout de paravent pour cacher aux travailleurs le réaménagement du salariat. Mais plus encore, l’antifascisme du PCF lui permet de « se débarasser sans complexes de sa mince couche de culture "communiste" toujours suspecte sans avoir à rompre avec son passé ». Comme « l’antifascisme lave plus blanc tout ce qui est rouge, s’il a combattu le brun », le stalinisme n’aurait été donc qu’une parenthèse. Janover déclare que le PCF grâce à ce stratagème " peut légitimer ses actions et ses exactions pour prendre place dans le rang des détenus patentés et sourcilleux de la démocratie… jusqu’à ramener à la lumière ceux-là mêmes qu’il a escamotés ! "

Après avoir passé les différentes attaques contre la gauche plurielle, que l’auteur nomme judicieusement « deuxième droite », en raison de sa politique cyniquement capitaliste, nous terminerons par son point de vue sur l’évolution des trotskistes de la LCR. Des maints glissements à droite qu’ont subi partis de droite, mais aussi de gauche, la LCR n’est pas exempte. D’ailleurs, même Henri Weber (ex LCR passé au PS) demande à Bensaïd (comparse de Krivine) de bien vouloir le reconnaître [3]. Comme jamais, LCR et PCF se retrouvent ces temps-ci. Cela permet au dernier de glorifier sa mutation car « le maître qui les convie à sa table montre ainsi qu’il a été pardonné ». Mais, plus grave, ses retrouvailles où la LCR « se rêve en armée de réserve de la majorité plurielle et se résigne à prêter la main au pire en croyant aider le meilleur n’ouvrent aucune perspective… si ce n’est d’apporter sa pierre au PC pour qu’il cimente le nouveau mur après avoir bétonné l’ancien ».

Bilan mais… perspectives

Sans être d’accord avec le Marx libertaire de Louis Janover, son livre synthétisant toutes les données sur le débat concernant le stalinisme est un véritable outil d’analyse pour décrypter la réalité politique d’aujourd’hui et ses enjeux. Cependant, il manque la partie pratique. Avoir une analyse brillante, pertinente, c’est bien mais insuffisant. Comme le dit l’auteur, l’idée doit coller à la réalité et il faut des conditions et des hommes pour qu’elle se réalise. Quelles sont donc les perspectives actuelles pour mettre fin au salariat, à l’État, aux inégalités ? Quel poids peut peser le mouvement anarchiste pour y parvenir ? Son projet est-il en phase avec les bouleversements sociaux des dernières décennies ? Le vrai travail est là, c’est urgent.

Jaime
Groupe Kronstadt (Lyon)


Éditions Sulliver, 130 FF.


[1Auteur du livre Le Passé d’une illusion, Paris Laffont, 1995.

[2Lire à ce sujet Nuit et brouillard du révisionnisme, L. Janover, Coll. Les pieds dans le plat, 1996.

[3Le Monde des livres du 8 mai 1998.