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De la pédophilie

Le jeudi 21 mars 2002.

Une affiche, placardée à grands frais dans de nombreux lieux publics, dit à peu près ceci (je cite de mémoire, je n’ai pu retrouver le texte exact) : « En sortant de prison, la première personne que rencontre un pédophile n’est pas toujours le médecin. Agissons pour rendre obligatoire le suivi médical des pédophiles. » Sur fond de petite fille avec nounours…

Cette affiche est scandaleuse par sa brutalité tendancieuse et par l’ignorance des problèmes de fond que montrent les auteurs. Entendons-nous bien, je ne défends en aucune façon la pédophilie, en témoignent les propos que j’ai pu soutenir à Bleuzy en septembre 2001. Mais il me semble nécessaire de se poser quelques questions, si l’on veut éviter aussi bien une fascination morbide pour un tel sujet que des lynchages d’une autre époque…

Et d’abord, ce terme de « pédophilie » fait florès depuis quelques années : c’est, à l’origine, avant sa médiatisation et sa reprise juridique, un terme psychiatrique qui a permis, et permet encore, de classer certaines déviances connues de tout temps. On parlait de la même façon, il y a encore trente ans, de l’homosexualité considérée alors comme une déviance de la sexualité « normale », afin de la classer dans la nosographie psychiatrique ; et c’est sous l’influence de lobbies qu’elle a disparu du DSM3 (questionnaire visant à faire un diagnostic médical pour proposer un traitement). Rappelons qu’il y eut aussi, en URSS, des « schizo-déviants », considérés comme fous car hors dogme…

Or sous cette appellation (du grec : qui aime l’enfant), on range des faits radicalement différents en faisant un amalgame glauque et redoutable… Certes, il est des pervers, des psychopathes — bien individualisés dans le registre psychiatrique — dont la visée, au travers d’un acte « sexuel », parfois redoublé par un inceste, reste quasi toujours la destruction de l’autre, de son être, de ce qu’il est en tant que « je ». Peuvent en témoigner les victimes qui, tout au long de leur vie, en subiront les conséquences : parmi celles-ci, amputation psychique de la vie sexuelle et amoureuse, abolition du corps, impossibilité de penser dans certains champs psychiques, enkystements intrapsychiques, etc., bien connus de ceux qui accueillent ces « grands traumatisés ». Mais on appelle aussi pédophiles — souvent, scandale médiatique oblige — des amours chastes ou sublimées, socialisées, qui ne visent pas en tant que telle la destruction de l’autre. Bien des pédagogues, des éducateurs, des enseignants, des prêtres, etc., ont des tendances pédophiles dans leur fond inconscient — mais leurs pratiques restent dans les limites morales fixées, hic et nunc, par une société donnée, et, bien souvent, ils vivent ces tendances dans une grande souffrance. N’oublions pas non plus les parties de touche-pipi entre enfants ou ados qui ont pu être stigmatisées ici ou là comme actes pédophiles.

C’est l’art et la manipulation des premiers — les pervers — de faire l’amalgame des deux extrêmes afin de brouiller les choses et de se disculper. Quand ils n’en appellent pas à Freud qui a parlé des enfants en tant que pervers polymorphes… dans un contexte théorique très précis : en aucun cas, « pervers » au sens que j’ai rappelé. Tous les intermédiaires sont possibles entre les meurtres de l’Yonne ou les viols de nourrissons, le voyeur de cassettes et le jeu du docteur entre un ado et un autre plus jeune. Il me semble impossible d’utiliser le même mot pour des choses aussi différentes. Faut-il alors restreindre le sens du mot à la perversion vraie, et en laisser alors l’usage aux juges et aux psychiatres ? S’il n’était déjà du domaine public, je serais tenté de le croire…

Par ailleurs, pourquoi évoquer la prison comme si cela allait de soi, tout en faisant appel à la médecine ? Il est exact que certaines personnes reproduiront le geste qui les a fait condamner le jour même de leur sortie, ce qui montre l’inanité de cette solution pour protéger la société. Qu’il y ait sanction, dans la mesure où un être, un enfant, a pu être détruit, bien sûr — et que la société mette en acte des moyens pour empêcher des récidives, — mais la prison change-t-elle le fond des choses ? Être traité de « pointeur » et en subir les conséquences dans les cellules, être exposé à la vindicte d’un quartier, d’un pays, cela s’apparente-t-il à la justice ou au lynchage ? Est-ce que cela a valeur de réparation pour la victime ? Autant le jugement lui-même, sa mise en scène, ses énoncés peuvent être l’amorce d’un douloureux et difficile travail de reconstruction chez la victime — et peut-être aussi chez l’accusé, à moins qu’il ne soit pervers et que tout ce procès n’accroisse sa jouissance —, autant la peine de prison telle qu’elle se pratique actuellement semble peu pertinente et inefficace. Il faut inventer d’autres façons de faire.

S’en remettre au médecin, comme le suggère l’affiche, c’est au moins se voiler la face. Et, en cas de récidive, hautement probable chez certains, qui accusera-t-on ? Or il ne faut pas se leurrer, un travail thérapeutique peut permettre à certains de se mettre en question et de changer réellement, mais cela ne ferait, chez d’autres, que servir la perversion elle-même : chacun se donnera bonne conscience, la peine sera réduite pour bonne conduite, la naïveté des médecins fera jouir le pervers qui attendra patiemment sa sortie… pour recommencer le soir-même. Même si sa première visite est pour son médecin !

Que peut en effet la médecine dans ces cas de perversion vraie, qui se rencontrent aussi chez les femmes ? On a pu proposer des castrations chimiques ou chirurgicales, réclamées par certains pédophiles eux-mêmes soumis à d’irréfragables poussées dont ils ont très peur, mais il s’agirait là d’une politique du pire. Alors, si la médecine (mais s’agit-il de « malades » ? La sécurité sociale les prendrait-elle en charge ?), qui ne peut guère proposer que des psychothérapies analytiques adaptées, peut d’une certaine façon « normaliser » des personnes qui souffrent et demandent à changer, elle ne peut quasiment rien faire pour les perversions, pas plus que la prison. Alors, ne conviendrait-il pas de chercher d’autres solutions devant un problème qui pour l’instant dépasse notre compréhension ? Si tout ce qui concerne le corps, et plus encore la sexualité, a une dimension politique, que pourrait proposer une éthique anarchiste devant un tel problème ?

Philippe Garnier