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Rendons coûts pour coûts !

pour une économie radicale, concrête et multiparamétrée
Le jeudi 18 décembre 2003.

À la base, l’économie en tant que science est l’étude des phénomènes liés à la production, à la consommation et à la distribution des biens et services, et à la recherche de solutions pratiques pour aboutir aux effets voulus dans ce domaine. Dans cette acceptation minimale du concept, il n’y aucune raison pour que l’économie ne touche pas les anarchistes, puisque les problèmes auxquels elle s’intéresse ont fait, font et feront toujours partie de la vie des êtres humains, qu’ils vivent dans les plus petites des communautés de chasseurs-cueilleurs ou dans les plus vastes des sociétés industrialisées. Le tout est de savoir quels contenus nous souhaitons lui donner, c’est-à-dire sur quels critères nous nous basons, à quels niveaux nous nous plaçons et quels buts nous poursuivons.

L’économie dans sa forme actuelle ramène tout à un seul paramètre : l’argent, autrement dit la « monnaie, la mitraille, le fric, le pèze, le numéraire », comme le chantait François Béranger. Qu’il s’agisse de la valeur d’un bien ou d’un service, le coût d’une activité, le revenu, le capital, le profit, tout peut être et est exprimé par une certaine somme d’argent. Mais cette somme d’argent, cet unique paramètre, est l’arbre qui cache la forêt, en recouvrant beaucoup de sous-paramètres et en en négligeant d’autres, au gré des fluctuations des structures et référents sociaux. Cela aboutit à une déconnexion de plus en plus marquée entre la réalité concrète de ce que les individus vivent et de ce que l’environnement subit, d’une part, et cette abstraction de l’argent qui s’autonomise dans une sphère virtuelle, d’autre part.

Je pense que pour les anarchistes, il est indispensable de remonter aux racines cachées sous la pourriture de l’argent et de penser l’économie à partir de paramètres concrets, multiples et pertinents, dans le cadre de nos valeurs, pris pour elles-mêmes, et non plus comme seuls éléments rentrant dans le calcul des sommes d’argent mises en jeu dans les processus économiques (autrement dit : de production, de consommation et de répartition des biens et services). Notre tâche consiste donc à affranchir l’économie de l’argent pour en faire un corpus de connaissances théoriques et pratiques en prise directe sur le réel, apte à élargir le champ des possibles, à fournir des outils utiles à l’édification d’une société libertaire et à susciter le désir de rupture. Telle serait une économie radicale (qui va à la racine) anarchiste.

Cela n’interdit pas forcément d’envisager l’utilisation de l’argent comme un outil pratique, sous certaines modalités bien précises, dans une société libertaire. Mais l’outil ne devra pas échapper à la maîtrise des êtres humains, comme c’est le cas actuellement. Une science économique anarchiste aurait pour but d’exposer ce qui est et ce qui pourrait être, non de prouver que ce qui est devrait être.

Leurs coûts…

Prenons par exemple le problème des coûts de production. Toutes les entreprises font des calculs préalables de coûts de production, qu’il s’agisse de production de biens ou de production de service. Ce calcul prendra en compte divers paramètres, tous exprimés par une certaine somme d’argent : coûts des matières premières, coûts énergétiques, coût de la rémunération des salarié.e.s employé.e.s, coût d’achat et d’entretien des machines et outils, éventuellement coût des achats de brevets, coût de la formation, coût lié à la dépollution… Tout cela permettant d’envisager les retours sur investissement escomptés et de prévoir quel profit peut en être tiré. Réalisant plusieurs études, on cherchera souvent à déterminer le mode de production le moins coûteux, en argent évidemment.

Le profit, au sens capitaliste du terme, ne saurait nous intéresser, puisque nous n’avons ni l’espoir ni surtout le désir d’être de ceux et de celles qui se le mettent dans la poche, c’est-à-dire actionnaires et dirigeant.e.s ; il n’a pas de pertinence dans l’optique d’une société libertaire. En revanche, la manière dont l’objet ou le service est produit nous intéresse, puisque nous sommes les acteurs et actrices direct.e.s de sa mise en œuvre, quelle que soit l’organisation de la société.

… et les nôtres !

Nous concerne au premier chef ce que nous vivons en produisant selon un mode de production donné : le temps que nous devons passer à travailler ; la pénibilité des tâches à accomplir ; le risque (sur la santé physique mais aussi psychologique) lié ; les capacités physiologiques (n’importe qui ne peut pas soulever un sac de 50 kg), intellectuelles et relationnelles nécessaires ; et puis encore les effectifs nécessaires (nombres de personnes impliquées).

En tant qu’êtres humains — et en tant qu’êtres vivants — partageant avec nos semblables et avec les autres êtres vivants une même planète aux ressources limitées et à l’équilibre, certes mouvant, mais relativement fragile, vont nous intéresser des paramètres qu’il s’agira de minimiser : quantités de matières premières et quantité d’énergie, mais aussi espace (surface et/ou volume) occupé, pollution générée.

Tout cela sachant que les moyens techniques (machines, outils, documentation) mises en œuvre ont dû être produits par des producteurs eux aussi sensibles à leurs conditions de travail, utilisant des ressources naturelles limitées et vivant dans un environnement à préserver.

Dans une optique spécifiquement anarchiste, il nous faut aussi prendre en compte la dimension organisationnelle de la production, de manière à réduire au maximum les risques de domination, de hiérarchisation, induits par les structures de production (comment sont liées les différentes unités de production, les différentes branches d’industrie, quelles sont les instances de décision et leurs modalités de fonctionnement, etc.).

Une grille d’analyse

En résumé, nous pouvons grosso modo ramener ces paramètres au tableau donné en encadré.

Autant de critères qui peuvent eux-mêmes se subdiviser en d’autres catégories, et qui prennent tout leur sens s’ils sont pris pour eux-mêmes et non plus seulement comme base de calcul d’une certaine somme d’argent.

Cette grille d’analyse me paraît une base assez pertinente pour une étude économique libertaire des moyens de production. On cherchera toujours à minimiser les coûts globaux suivant les possibilités réelles et les objectifs désirables.

On pourra appliquer cette grille à différents niveaux du processus de production, suivant les cas : le mécanisme élémentaire à l’échelle de l’acte du producteur, le processus à l’échelle d’une unité de production, d’une branche d’industrie ou de services, les coûts globaux à l’échelle planétaire et tous les niveaux intermédiaires possibles.

Cette analyse est applicable dès aujourd’hui pour les procédés de production actuels, à des fins de critique du (des) système(s) en place. Les résultats d’une telle analyse, particulièrement au niveau global, nous seraient aussi profitables en tant que consommateurs, afin d’orienter d’une manière plus responsable notre consommation (ou, au moins dans les sociétés industrialisées, notre déconsommation !).

Il est aussi possible, et à mon avis plus que souhaitable, de faire des études prospectives sur ce que pourraient être, dans les domaines où nous travaillons et dans ceux qui peuvent nous intéresser, des procédés de production souhaitables et réalisables dans une société d’orientation libertaire. Cela peut être un bon entraînement, parmi d’autres, pour se préparer à prendre en main la production si l’occasion se présente. Il est peut-être aussi possible dans une certaine mesure d’envisager des réalisations applicables en contexte capitaliste, dans le cadre de sociétés coopératives par exemple.

Une mutualisation des recherches dans cette direction pourrait aussi être intéressante, dans le cadre de revues ou de bases de données Internet. L’intérêt serait de disposer d’outils utiles et adaptables (et non bien sûr de solutions clés en main rigides et inadaptées) pour des réalisations pratiques.

Enfin, il est essentiel, pour que cette initiative soit réellement profitable, que le travail de recherche se fasse à la base, et non seulement par des spécialistes plus ou moins déconnectés. Un intérêt, et non des moindres, étant de permettre aux producteurs actuels de se réapproprier, sinon les moyens réels de production, du moins la réflexion sur les procédés de production. Le cadre syndical est un espace privilégié pour une telle initiative, mais on peut aussi attendre des contributions de la part d’éventuelles Scops, et bien sûr d’individus isolés ou associés dans d’autres cadres.

Beaucoup a sûrement déjà été fait, pour tel ou tel aspect, dans la littérature syndicale, écologiste et libertaire, mais le champ d’application est immense.

Pour espérer s’approprier un jour le présent (c’est pas gagné !), commençons par imaginer un futur à notre mesure et selon nos désirs !

Clémence Arnoult


couts humains
couts environnementaux
Ressources Effectifs Ressources naturelles (matières premières et énergie)

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Capacités physiologiques,intellectuelles, relationelles

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Paramètres spatio-temporels Temps de travail Espace occupé
Nuisances Pénibilité Pollution et autres déséquilibres environnementaux

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Risques

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Couts techniques


(qui ne sont que des intermédiaires dans un bilan global) : machines, outils, documentation

Couts structurels


Dominations induites par tel ou tel type de structure