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Le Travail

Le jeudi 6 février 2003.

Turbin, taf, boulot, chagrin, besogne, corvée… Le travail est partout, que l’on travaille ou qu’on soit à la recherche d’un emploi. La société tout entière s’est basée sur cette valeur d’un travail fait en dehors de soi, qui sert à « occuper » les individus d’un côté mais qui sert surtout à donner une valeur, une plus-value aux objets et produits ainsi manufacturés.

Cette valeur est pourtant relativement récente : la valeur « travail » est née à la fin du Moyen âge, alors que la classe bourgeoise commençait à monter en puissance, en prenant appui sur les premières manufactures, sur les finances et sur le commerce, face à une monarchie féodale qui détenait son pouvoir de ses terres et de ses épées.

L’avènement du travail, basé sur des individus « libres » et non plus esclaves (bien que la structure même du travail soit toujours la même que celle de l’esclavage) date de la Révolution française et surtout des théories d’Adam Smith sur le libéralisme.

Le « travail », qui prend alors la suite du « labeur » (paysannerie) et du « métier » (artisanat), remplace l’activité humaine pour donner aux choses et aux biens, non plus une seule valeur d’usage mais bien une valeur d’échange avec tout ce que cela a entraîné : création d’objets libérateurs à l’origine mais qui deviennent objets d’aliénation dans la pratique (par le crédit notamment) ; accroissement de la consommation pour donner un sens à sa vie ; marchandisation de tâches humaines qui laissaient une certaine autonomie et une certaine entraide dans la classe ouvrière et qui sont désormais monnayables et aliénantes… Sans parler de l’exploitation, des conditions de travail, de l’impression de perdre sa vie à la gagner, d’avoir peur de perdre son « emploi » et de se trouver rejeté du système, etc.

Aujourd’hui, le capitalisme ne crée plus de travail, basé sur la finance et sur des machines qui ont besoin de moins en moins de bras pour les faire marcher. Pourtant, tout est toujours fait, dans la société, autour de cette valeur, pour continuer à maintenir un poids sur nos épaules et pour nous garder en état de domination, mais aussi parce que le système capitaliste n’a pas encore trouvé mieux que le travail pour faire régner son ordre (d’autant que 80 % du travail actuel sert avant tout à la pérennité du système).

Débattre et réfléchir sur le travail est aujourd’hui essentiel, notamment pour les anarchistes : pour reconquérir une classe ouvrière émiettée (bien qu’encore nombreuse), mais aussi pour se positionner sur un futur libertaire. La brochure Travail, que publient les Éditions du Monde libertaire, est à ce titre un bon instrument de « travail » (au sens d’activité humaine de réflexion). S’y trouvent moult textes (parfois contradictoires) sur la condition ouvrière, sur le chômage, sur la remise en cause de la valeur même du travail, sur l’historique du travail, sur la domination du travail mort, ainsi que quelques pistes pour le futur. Comme ce projet pour une société post-capitaliste où sera instauré « la gratuité pour chacun de la satisfaction de ses besoins humains vitaux et sociaux, où sera interdit l’exploitation du travail et mis au rang des crimes contre l’humanité : le profit financier, l’accumulation privée de richesse et toute forme de domination et d’autoritarisme d’un individu ou d’un groupe sur les individus et les groupes ».

Pour finir, je citerai un extrait de ce long texte du groupe allemand Krisis (Manifeste contre le travail), présent dans la brochure, peut-être pas tout à fait libertaire mais qui a le mérite de poser de bonnes questions : « On reprochera aux ennemis du travail de n’être que des rêveurs. L’histoire aurait prouvé qu’une société qui ne se fonde pas sur les principes du travail, de la contrainte à la performance, de la concurrence libérale et de l’égoïsme individuel ne peut pas fonctionner.

« Voulez-vous donc prétendre, vous qui faites l’apologie de l’état de choses existant, que la production marchande capitaliste a vraiment donné à la majorité des hommes une vie à peu près acceptable ? Appelez-vous cela "fonctionner", quand c’est justement la croissance vertigineuse des forces productives qui rejette des milliards d’hommes en dehors de l’humanité et que ceux-ci doivent s’estimer heureux de survivre sur des décharges publiques ? Quand des milliards d’autres hommes ne peuvent supporter la vie harassante sous le diktat du travail qu’en s’isolant des autres, qu’en se mortifiant l’esprit et qu’en tombant malades physiquement et mentalement ? Quand le monde est transformé en désert simplement pour que l’argent engendre davantage d’argent ? Soit ! C’est effectivement la façon dont "fonctionne" votre grandiose système du travail. Eh bien, nous ne voulons pas accomplir de tels exploits ! »

Jean-Pierre Levaray