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Lucien Léger

La Lucarne et les barreaux

par André Sulfide
Le jeudi 30 septembre 2004.

Certains diront qu’il l’avait bien cherché. La correspondance entretenue peu après la découverte du corps de Luc Taron, macabre mise en scène épistolaire d’un personnage aux prétentions d’ennemi public nº 1, propulsa « l’Étrangleur » puis son double vivant, Lucien Léger, sur le devant de la scène. Une cinquantaine de lettres envoyées un peu partout, et principalement aux médias, firent à l’époque les délices de la presse. L’affaire sordide tombait à point : les mois de juin, traditionnels préludes à l’assoupissement estival, ne sont guère riches en événements propres à faire vendre du papier. Celui de 1964 n’aurait pas échappé à la règle sans un tel fait divers.

Lucien Léger, à travers son improbable correspondance, cherchait-il à concentrer sur son personnage les feux de tous les projecteurs ? Si tel était le cas, il ne croyait pas si bien faire en s’adressant aux agences de presse. Ses lettres — et toute l’affaire, finalement — n’auraient rien été sans cette formidable caisse de résonance. Les médias, en quête d’un sensationnalisme lucratif, n’étaient que trop intéressés par l’aubaine. Non pas par cette déontologie dont ils se prévalent sitôt que leur probité ou certains de leurs intérêts sont remis en question, non pas par ce « devoir de l’information » dont ils se regorgent pour parer à tout soupçon de voyeurisme. La réalité est plus prosaïque. Le meurtre d’un enfant semblable à tant d’autres permettait à chaque famille française de s’identifier aux parents, et donc de craindre pour ses propres enfants ; les lettres, régulièrement envoyées, alimentaient elles-mêmes un véritable feuilleton à la manière de certains romans du xixe siècle, l’authenticité en plus ; la signature de « l’Étrangleur », meurtrier anonyme, laissait planer un danger invisible, insaisissable, et par là même omniprésent.

De tels ingrédients se rassemblent rarement. On se souvient de quelques affaires, comme celle du « petit Grégory », ou plus récemment d’Omar Raddad, qui partageaient ce point commun d’impliquer des gens ordinaires. Celles-là, comme celle de « l’Étrangleur », sont du pain bénit pour les mass médias, car elles permettent d’exploiter sans peine les pires fantasmes du bon peuple. Et autorisent les journalistes à tous les déchaînements, protégés qu’ils sont par la gravité du crime qu’ils exploitent. Cette instrumentalisation de la peur n’est jamais neutre, jamais anodine. Les capitaines d’industrie, de moins en moins nombreux, qui pilotent les grands groupes de presse, influent énormément sur les lignes éditoriales. Insidieusement, au fil des quotidiens, des flashs télévisés, des dossiers et des brèves, on distille un sentiment d’insécurité qui croît plus vite que l’insécurité elle-même. Le résultat est connu : tel pouvoir, de droite ou de gauche, demandera l’augmentation de ses effectifs policiers, le durcissement des mesures répressives, et il les obtiendra sans provoquer l’indignation des honnêtes gens. Il faut maintenir l’ordre, à tout prix. L’ordre est une condition essentielle dans la bonne marche des affaires. Une telle inspiration a, décidément, de tenaces relents vichystes.

On ne lynche plus de nos jours. Il paraît que nous vivons dans une société policée. La lecture d’une certaine presse, le spectacle de certaines émissions télévisées ne confortent hélas guère cette certitude de nos contemporains. On y convainc tel suspect de culpabilité, on le traîne dans la boue alors même que la période de l’instruction n’est pas terminée. À l’occasion, on y hurle à la peine de mort sitôt la sensibilité de l’opinion publique chauffée à blanc. Et, à force de stigmatisations, on enferme l’individu accusé dans cette prison invisible qu’est l’opprobre. Cette geôle-là est permanente.

Une campagne de presse peut marquer tout aussi profondément que le fer rouge utilisé au Moyen âge pour désigner les bannis. Un fait divers publié dans quelques feuilles locales ou nationales, où l’on donne négligemment nom, adresse et état civil des personnes impliquées, peut accabler davantage qu’une condamnation. Les acquittés d’Outreau ne le savent que trop bien.

En quarante ans, les médias ont eu tout le temps de se désintéresser de Lucien Léger, ce « monstre froid », ce « diable » en personne. Il fut « fou », il est aujourd’hui considéré comme un « suradapté » à la taule, inapte à la liberté en somme. Micros ou caméras d’une main, l’autre docilement rivée sur la couture du pantalon, les journalistes savent le plus court chemin jusqu’à leurs sources, qui va des salles de rédaction aux bureaux de police et aux couloirs de la magistrature. Ils se bousculaient hier dans les commissariats pour dénicher le scoop, tâchaient de dégotter quelques sous-fifres en uniforme au courant des éléments de l’enquête, et assez complaisants pour servir une soupe qui serait bientôt resservie, et avec quel assaisonnement ! aux lecteurs et téléspectateurs. Ils recueillent aujourd’hui les propos de tel notable républicain et reproduisent sans sourciller les raisons absurdes qui s’opposent à la libération de Lucien Léger.

Et quand l’œil médiatique cesse d’être policier, il redevient chasseur. Toujours à l’affût de sensationnel, il regarde maintenant Léger comme un record vivant. Quarante ans en prison, voyez cela ! Et l’on promène le « phénomène » de rubriques en colonnes, comme dans autant de fêtes foraines.

Quel média aura le courage de consacrer à Lucien Léger davantage qu’un article sans lendemain, trop vite noyé dans le flot continu de « l’information » ? Quel journaliste digne de ce nom osera dire que Léger, de coupable, est devenu victime ? Victime d’une logique qui balance des individus dans les oubliettes des longues peines. Victime d’un système qui, de répression en publicité criminelle, multiplie les châtiments. Victime, enfin, d’un instrument carcéral qui brise les hommes et finit par créer lui-même les entraves à leur retour dans la société.

Car, soyons réalistes, seule une vaste campagne de sensibilisation de l’opinion publique peut extraire Lucien Léger de son couloir de la mort lente. Si le Monde libertaire a pris l’initiative de cette campagne, notre journal seul ne suffira pas à libérer Léger. Mais nous continuerons d’affirmer avec force que la justice ne peut faire l’économie de la dignité humaine. L’horreur carcérale révélée par le cas de Lucien Léger suffit à démontrer que cette dignité ne supporte pas un numéro d’écrou, qui plus est lorsque celui-ci tend à devenir permanent.

Pas de quarante-et-unième année de réclusion. Liberté pour Léger.

André Sulfide