Il est, dans l’histoire du mouvement anarchiste, des événements ou des documents qui, plus que d’autres et sans que cela soit toujours pleinement justifié, ont fait couler et continueront sans doute de faire couler beaucoup d’encre. Le congrès d’Amsterdam de 1907 ou la plate-forme d’Archinov, par exemple, réapparaissent régulièrement sous la plume de certains rédacteurs de publications libertaires, pour tenter de faire naître un débat ou étayer une réflexion. Toutefois, si le second de ces exemples n’intéresse plus aujourd’hui que de médiocres « théoriciens » assoupis réécrivant inlassablement depuis vingt-cinq ans le même article sur la prétendue nécessité d’un anarchisme soldatesque vulgaire et liberticide, il n’en va pas de même de ce congrès resté célèbre par l’opposition qui s’y exprima nettement, à propos du syndicalisme, entre deux conceptions incarnées par deux militants de haute stature, le Français Pierre Monatte et l’Italien Errico Malatesta. L’évolution présente de la situation sociale, le regain d’intérêt suscité dans le pays par une contestation ouvrière et un syndicalisme rompant quelque peu avec le ronron des centrales « représentatives » noyées depuis longtemps dans un réformisme collaborateur assez indigne, le développement encore limité mais incontestable de la CNT dite française, ont ainsi amené ici même, il y a quelque mois, les rédacteurs de notre journal à revenir sur cette fameuse rencontre.
Les commentaires, donc, abondent, plus ou moins pertinents, à propos de cette polémique entre les deux représentants de points de vue effectivement divergents. Cette profusion a pu néanmoins avoir pour conséquences de faire oublier les interventions d’origine, lesdits commentaires prenant le pas sur les propos quelques peu oubliés de Monatte et de Malatesta eux-mêmes, et surtout de faire croire que ce congrès a pu se limiter à la seule question syndicale, ce qui n’est bien sûr pas le cas. Aussi le livre récemment paru sur le sujet (I), même s’il insiste lui aussi sur ce point de l’ordre du jour, est-il le bienvenu, car il permet fort heureusement de corriger ces effets, en nous offrant, d’une part, une partie des comptes rendus de ce congrès et des résumés de ses séances, et, d’autre part, deux textes d’introduction de fort belle qualité dus à Ariane Miéville et Maurizio Antonioli qui permettent d’aborder la question en y étant bien préparé.
Ces deux textes, en effet, aideront le lecteur à mieux comprendre cette opposition minimisée par certains, mais en réalité bien réelle entre deux conceptions que d’autres s’appliquent aujourd’hui encore parfois à caricaturer jusqu’à l’absurde, en évoquant un affrontement entre un anarchisme dit « pur », pour mieux en souligner le coté « tour d’ivoire » et « coupé des réalités », et un syndicalisme révolutionnaire maquillé en anarchisme prétendument ouvrier, en réalité stupidement ouvriériste, dont les tenants ne semblent toujours pas avoir tiré les leçons de ses erreurs, ni rejeté sa folle prétention à l’autosuffisance.
Le propos d’Ariane Miéville a d’abord ceci d’intéressant qu’il retrace, rapidement mais avec précision et sagacité, l’histoire du mouvement anarchiste international qui précède la tenue du congrès évoqué dans cet ouvrage, et notamment les congrès socialistes de Zurich et de Londres, en 1893 et 1896, qui consacreront la scission définitive entre parlementaristes et anarchistes. On verra que cette histoire a bien entendu son importance dans le contenu des débats d’Amsterdam. Si Ariane Miéville s’attarde par ailleurs un instant, cela va de soi, sur les deux grandes figures de ce congrès, Monatte et Malatesta, ainsi que sur leurs points de vue respectifs, son travail intéressera aussi par les quelques précisions importantes qu’il fournit sur des mouvements ou militants libertaires étrangers peu ou mal connus, et notamment ceux des Pays-Bas. Les pages consacrées à Domela Nieuwenhuis et surtout à Christian Cornelissen nous fournissent des renseignements précieux sur ces personnalités de premier plan de l’anarchisme néerlandais. S’agissant de ce dernier, on lira avec grand intérêt, en attendant désormais que paraisse à son sujet un travail plus fourni, ce qu’Ariane Miéville appelle une « voix discordante », passée inaperçue et demeurée quasi inconnue, qui consistera à défendre une conception autre que celles de Monatte et de Malatesta, et finalement peut-être la plus pertinente en ceci, entre autres, qu’elle introduit « un contenu éthique qui semble absent tant de la doctrine syndicaliste révolutionnaire que des théories de Malatesta ». Ce dernier, avec le temps, révisera quelque peu sa conception pour se rapprocher de son camarade hollandais, Monatte préférant quant à lui se réfugier, au moins pour un temps, au parti communiste. Cette partie du texte d’Ariane Miéville est captivante et laisse notre curiosité en éveil, car a posteriori elle semble signifier à tous ceux qui jusque-là se devaient de choisir entre Monatte et Malatesta que ce congrès sonne comme la revanche d’un « troisième homme », Christian Cornelissen.
Si Ariane Miéville a raison de rappeler que les deux principaux orateurs qui s’opposent « sont passés à coté d’un fait nouveau qui n’entrait pas dans leur représentation de la réalité : l’émergence de l’anarcho-syndicalisme », on peut précisément affirmer que ce n’est sans doute pas le cas de ce dernier, qui en donne presque une définition avant la lettre. Quoi qu’il en soit, cette émergence de l’anarcho-syndicalisme ne changera pas grand-chose à l’affaire, car la définition clairement établie de l’organisation syndicale comme l’un des outils au service d’une transformation sociale de caractère nettement libertaire, concept que la C.N.T. espagnole devait mettre en pratique de manière inégalée, n’empêchera pas l’existence en son sein d’un courant purement syndicaliste révolutionnaire attribuant à l’organisation ouvrière ce même rôle avant-gardiste libérateur que d’autres attribuent au parti politique, la prétendue élite révolutionnaire étant ici remplacée par un prolétariat mythifié. L’arrivée postérieure de l’anarcho-syndicalisme sur la scène de l’histoire n’enlève donc rien à la pertinence des propos tenus par Malatesta en 1907 et auparavant.
Le texte de Maurizio Antonioli, lui, s’attache essentiellement à la personne du militant anarchiste italien, à l’évolution de sa pensée, et notamment, bien sûr, au sujet de cette fameuse intervention des anarchistes dans le mouvement ouvrier. On y verra que cette question était au cœur du débat au sein du mouvement libertaire transalpin et de sa presse. On y trouvera surtout une explication et un développement judicieux et d’une grande objectivité du point de vue défendu lors du Congrès d’Amsterdam par Malatesta. Et principalement ce qui concerne ses doutes et ses critiques, aujourd’hui plus que confirmés, sur la neutralité syndicale, le fonctionnarisme corrupteur, le « reliquat marxiste » émanant de cet exclusivisme fondé sur la lutte des classes, dans le même temps où Maurizio Antonioli, en mettant l’accent sur la pertinence de ces doutes et de ces critiques, et en rappelant au passage ce que furent les positions mises en avant par cette autre forte personnalité du mouvement italien, Luigi Fabbri, efface, comme d’autres l’ont fait avant lui, cette image ridicule d’un anarchisme rêveur, évanescent, « pur », « petit-bourgeois » à l’occasion, opposé à un militantisme libertaire aux mains calleuses se colletant avec la dure réalité de la vie sociale.
Pour finir, les lecteurs de l’ouvrage trouveront, à travers les comptes rendus des séances du congrès, un état général du mouvement anarchiste de l’époque, dressé par quelques-uns de ses meilleurs représentants du moment, un aperçu de ce qui apparaît comme l’inévitable question à débattre dans toute rencontre libertaire, l’organisation, et un survol hélas trop rapide de certains autres points de l’ordre du jour du congrès, en particulier l’antimilitarisme.
Ce livre restera indispensable à qui s’intéresse à l’histoire de notre pensée et de notre mouvement libertaires, non seulement en ceci qu’il en aborde un tournant très important, mais surtout parce qu’il le fait d’une manière intelligente, soucieuse de faire comprendre et non de contrefaire cette histoire pour vendre sa camelote.
Jean Robin