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Nids de guèpes

octobre 1962.

Les milieux anarchistes sont à la fois les plus larges d’esprit et les plus sectaires de l’horizon révolutionnaire.

Leur tendance à l’émiettement, leur dispersion en groupes dont chacun croit définir une vérité essentielle sont compensées par une extrême souplesse dans la réflexion sociale, économique et politique. Ils perçoivent clairement que l’idée libertaire est la seule qui s’applique à l’avenir, mais ils sentent que la complexité de la réalité sociale, en perpétuelle évolution, ne permet pas de fixer une doctrine immuable et marmoréenne.

Nids d’abeilles, sans reine dont chacun semble isolé dans la fabrication de son miel, les groupes sont ouverts à tous les courants d’idées parce qu’ils savent qu’il faut chercher. Ils deviennent sectaires lorsqu’ils croient trouver une base solide à une action qu’ils veulent mener immédiatement et sans délai.

Ils ont compris depuis longtemps que la doctrine marxiste, pétrifiée, dépassée, objet de commentaires liturgiques et non d’études constructives ne correspond plus à aucune réalité sociale, mais ils envient l’admirable certitude qu’elle fournit, sur le plan pratique, à des militants débarrassés de tout scrupule idéologique.

Comment leur demander de séparer la réflexion de l’action ? Sensibles à l’injustice du mounde, ils n’acceptent rien de ce qui peut retarder leur désir de combattre, mais les nuances d’une pensée mouvante, donnent naissance à des oppositions, à des clans, à des chapelles.

Ainsi leur dispersion semble parfois justifier l’acception vulgaire du mot « anarchie » au sens de désordre et de confusion, si bien que certains d’entre eux, par une soif d’activité et d’organisation ont voulu changer de drapeau et remplacer « anarchie » par « communisme libertaire ».

Je dirai tout net que cette modification de vocabulaire ne me plait pas. Un besoin d’action qui se traduit par une réforme verbale, risque de rester verbal à son tour.

Que reproche-t-on à l’anarchie ? De ne pas être comprise ? De donner une idée fausse de ses méthodes et de ses buts ? De prêcher à l’équivoque et au dénigrement ? Ou bien doit-on penser que derrière le changement d’étiquette se cache une altération de l’idée libertaire ?

L’anarchie a un passé glorieux, dans la théorie et dans l’action. Aucune de ses manifestations ne mérite d’être reniée. Elle continue à inspirer un intérêt considérable dans tous les milieux, comme on peut le constater d’après le nombre croissant de livres qui sont consacrés à sa doctrine et à son histoire.

Si les idées anarchistes ne pénètrent pas aussi vite qu’on peut le désirer, dans les masses intoxiquées par la propagande marxiste. Il conviendrait d’abord de savoir comment un changement de vocabulaire permettrait une propagande plus efficace.

Dans un monde où tout est désordre et confusion, il ne semble pas que le mot anarchie ait rien perdu de sa force explosive, ni de sa valeur de suggestion.

Risque-t-il d’éveiller un malentendu ? Il faut l’expliquer - avec le reste de la doctrine - ou alors il faut renoncer à cette doctrine elle-même, dans la mesure où elle refuse la confiance aux chefs, aux dictateurs, aux sauveurs du prolétariat, aux guides inspirés des masses, à tous les révolutionnaires professionnels qui se dépêchent d’escamoter les fruits d’une révolution au profit de nouvelles aristocraties.

C’est un mouvement éternel de l’histoire, dont le célèbre socialisme scientifique n’a jamais paru tenir compte.

Récemment encore, un livre consacré aux Responsabilités des dynasties bourgeoises (Beau de Loménie, démontrait avec une aveuglante évidence que les dirigeants politiques ont toujours et partout trahi les idées qu’ils prétendaient défendre, en faveur de leur intérêt personnel.

Il se peut que l’auteur de cet ouvrage ait été inspiré dans une certaine mesure par le ressentiment de l’aristocratie de sang contre l’aristocratie de l’argent, mais la valeur de son argumentation n’en est pas diminuée.

Ce qui s’est passé en 1794, en 1830, en 1848, ce qui s’est reproduit en 1918, doit recommencer dans l’avenir. C’est pour éviter aux peuples de se sacrifier inutilement et de se livrer à des intrigants que le mot et l’idée d’anarchie ont été inventés. Il importe plus que jamais d’en conserver la signification profonde : « la lutte d’un peuple sans chefs, pour une société sans maitres ».

Est-ce une idée si difficile à faire comprendre ?

Il ne me semble guère, d’ailleurs, que le terme de « communisme libertaire » ait un contenu d’une valeur équivalente, ni même qu’il soit doué de la moindre force de pénétration.

On n’a pas la naïveté de croire qu’il soit possible de rivaliser, par la seule force des mots, avec les dizaines de millions dépensés par la propagande marxiste.

De quoi s’agit-il, alors ? De faire pénétrer des idées claires et constructives dans la tête des jeunes et des militants qui - même au sein des partis marxistes - ont gardé une étincelle d’esprit critique et la capacité dé réfléchir. Or, le mot communiste pour eux comme pour le reste du monde, est devenu synonyme d’oppression, de rigueur, de délation, de surveillance policière, de travail forcé, de destruction des libertés ouvrières.

La correction de « communisme » par le mot « libertaire » ne fait qu’introduire une sorte d’amolissement et de faiblesse dans le mécanisme d’une machine de guerre, dont le fonctionnement rigoureux semble la seule qualité. Si bien que le communisme libertaire finit par apparaitre comme une opposition de droite, hésitante et clandestine, à côté d’un formidable communisme autoritaire.

Combien je préfère l’expression fracassante du mot anarchie !

Cette analyse ne voudrait que clarifier les termes et ne prétend pas intervenir dans le fond du débat sur les problèmes d’organisation et d’action.

Qu’il me soit cependant permis de signaler qu’une dispersion apparente dans les courants d’idées nouvelles me semble pour l’instant préférable à une tentative de stabilisation autour d’une doctrine que les extraordinaires bouleversements des temps présents rendent presque impossible de fixer.

Les anarchistes ont toujours eu un tempérament bien particulier, qui leur donne des qualités certaines et des défauts graves. Leur défaut, c’est la tendance à l’émiettement. Leur qualité, c’est la vivacité d’esprit, la rébellion intellectuelle, l’insubordination mentale. Qu’ils piquent comme des abeilles ou des guèpes, ils ne tuent pas, mais ils fabriquent du miel. Je n’aimerais pas qu’ils se contentent de bourdonner comme des frelons.

Louis Chavance