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Rentrée 1954

octobre 1954.

La rentrée scolaire revenant périodiquement après l’euphorie des vacances, offre aux journalistes de tous bords, l’occasion de produire le « papier » classique sur les jeunes, espoir de la nation, qui petits et grands, équipés de neuf, animés des meilleurs intentions, reprennent avec enthousiasme le chemin de l’école.

Las ! le décor rituel des jours de rentrée cache une réalité de plus en plus tragique.

Les effectifs augmentent tous les ans d’environ 300 000 unités et, parallèlement, les crédits affectés à l’Éducation nationale diminuent ou restent stationnaires.

Point n’est besoin de se prévaloir de l’esprit cartésien pour condamner une situation aussi irrationnelle !

À chaque rentrée, c’est l’affolement : on empiète sur les cours de récréation, on utilise les préaux, les paliers, les couloirs, les garages, les greniers et les locaux les plus inattendus où il est possible d’aligner quelques tables. Et l’on remplit chacun au maximum parce que le nombre des maitres est insuffisant. C’est ce qu’on appelle en style administratif : des « creations de classe ». Après les cités d’urgence, nous avons les « écoles d’urgence » !

Chaque année, on croit avoir atteint les limites du possible : comme dans ces wagons de métro qui, paraissantp lein sau départ, réussissent pourtant à admettre quelques unités à chaque station ! L’école publique française est en là ! Mais combien de temps le train roulera-t-il encore et par quelle catastrophe se soldera l’échéance ?

Est-il nécessaire d’évoquer la situation dramatique dans laquelle se débat et s’enlise notre École laïque ?

À la maternelle, de plus en plus appréciée par l’excellence de ses méthodes et par les services qu’elle rend aux familles mal logées, on entasse les bambins et, pratiquant déjà une discrimination, on refuse parfois ceux dont la maman reste au foyer.

À l’école primaire, l’effectif minimum est de 40 élèves. On ne précise pas l’effectif maximum ! Il ne saurait être question dans ces classes surchargées de méthodes nouvelles et d’enseignement individuel. Jamais les théoriciens n’ont autant parlé de la psychologie de l’enfant et jamais les praticiens n’ont eu moins de possibilités d’en tenir compte.

Dans le cycle secondaire, si la situation apparait moins grave, c’est parce que moins d’enfants des classes inférieures peuvent prétendre au bénéfice de l’enseignement long, et parce que les écoles confessionnelles, nombreuses et de bonne qualité, drainent une grande partie des enfants de la bourgeoisie. L’Église manœuvre habilement en négligeant la piétaille et en portant ses efforts sur les futurs cadres de la nation.

Misère de l’école laïque

L’enseignement supérieur est menacé dans l’avenir : les agrégés désertent l’enseignement parce qu’ils trouvent ailleurs une meilleure rémunération et parce que - il faut bien le dire - le culte de l’argent a fait perdre aux meilleurs le sens de leurs responsabilités : ceux de l’« élite » n’ambitionnent plus d’être des « maitres à penser ». On n’imagine plus aujourd’hui un Albert Thierry ou un Jean Jaurès prononçant un nouveau Discours de la jeunesse.

L’enseignement technique est le parent pauvre de l’université. alors qu’il devrait bénéficier des plus larges crédits. À lui viennent la grande masse des futurs travailleurs qui au siècle du machinisme émancipateur, devraient devenir autre chose que des robots ou des manœuvres. L’apprentissage du métier doit être mené de pair avec une culture générale appropriée.

Plus dramatique encore est la situation d’une catégorie d’enfants dits « inadaptés », de tous ceux qui, victimes d’insuffisances intellectuelles, sensorielles ou caractérielles, de situations familiales et sociales, ne peuvent prétendre au modeste « Certificat d’études » qui ouvre la porte des centres d’apprentissage. Là encore, on assiste, impuissant et révolté, à l’incurie gouvernementale, alors que les cléricaux ont pu, grâce à la loi Barangé, équiper des écoles pour adolescents « inadaptés ».

Devant l’ampleur d’une telle situation, les libertaires dressent un impitoyable réquisitoire à la Zola. S’ils savent mesurer l’étendue d’un mal, ils savent en rationalistes en déceler les causes et en dénoncer les responsables. Et parce qu’ils ne sont pas payés pour faire de la démagogie, ils accusent les victimes aussi bien que leurs bourreaux.

Nous dénonçons l’imprévoyance des gouvernements. Cette situation dramatique de l’école n’est pas inattendue comme un raz de marée. Ces enfants qui encombrent les écoles en 1954 ne sont pas nés d’hier et quand on a encouragé leur venue au monde, on aurait du prévoir au moins qu’un jour il faudrait les loger et les éduquer. Le premier fermier venu, en ce domaine, est plus avisé, qui n’achèterait pas une vache avant de s’assurer d’une étable pour la coucher.

Nous dénonçons le mensonge des mesures sociales prises par les pouvoirs publics. Nous ne confondons pas la politique de l’enfance et celle de la famille nombreuse. Celle-ci est contaire à celle-là. Pratiquer une politique de l’enfance, ce n’est pas distribuer de l’argent à partir du 3e enfant, c’est construire des logements, c’est installer l’eau courante, c’est mettre des appareils ménagers à la portée des mères de famille, c’est faire baisser les prix des fruits et de la viande, c’est enfin construire des écoles ensoleillées, des terrains de jeux et des piscines, c’est développer au maximum les possibilités intellectuelles et manuelles de chaque enfant pour qu’il soit plus tard un homme heureux et utile.

Nous dénonçons cet esprit de charité qui, sous l’influence des tendances démocrates-chrétiennes, tend de plus en plus à remplacer l’esprit de justice. Charité pour résoudre la crise du logement ! Charité pour aider les victimes d’Orléansville ! Faudra-t-il un nouvel abbé Pierre pour apitoyer l’opinion publique sur la grande misère des écoles de France ?

Nous dénonçons la préparation de la guerre, souci majeur de nos gouvernements. S’il n’y a pas d’argent pour les œuvres de la vie, c’est parce qu’il est englouti dans le gouffre d’un budget militaire, destiné à défendre ce qu’il est convenu d’appeler la Patrie, c’est-à-dire les intérêts des exploiteurs et des parasites qui vivent grâce aux travailleurs : patrons des forges et aciéries, gros colons africains, planteurs de bananiers eu d’hévéas, etc.

Mais le régime capitaliste, pour se survivre, a besoin de cette préparation intensive à la guerre et de la guerre elle-même, gigantesque abcès de fixation nécessaire à maintenir l’équilibre du système. Et nous n’atteindrons notre salut qu’au prix d’une lutte sans merci contre le régime capitaliste.

Et c’est alors l’occasion de dénoncer les élus politiques et les responables syndicaux et ceux qui s’en reposent sur eux du soin de régler leurs propres intérêts.

Dans la lutte pour la défense de l’école, comme dans les autres domaines, le syndicalisme réformiste portera devant l’histoire de lourdes responsabilités. Il entretient chez les syndiqués l’illusion qu’il peut y avoir des améliorations profondes dans le cadre du régime actuel. Il n’envisage pas les réformes de structures nécessaires. Il n’est plus qu’un étroit corporatisme : on réclame des augmentations hiérarchisées, on envoie des adresses à des parlementaires qui ne peuvent même pas s’unir dans un « Front Laïc », on veut nous faire croire que les choses s’arrangeront à la prochaine « grande consultation éléctorale »…

Mais nous ne croyons pas au miracle ! Nous avons vu comment les zizanies entre « gauches » aboutissent à l’élection d’une Germaine Peyrolles ! Et nous savons que les « nouveaux messies » ne tiennent pas, quand ils sont au pouvoir, les promesses formulées dans l’opposition.

Nous voilà loin de la rentrée 1954, direz-vous ? Non, car tout se tient.

Nous affirmons qu’un État est vicié qui ne consacre à l’École qu’une part infime de ses ressources et que nous devons mener contre lui une lutte sans merci. La lutte pour la défense de l’École laïque se confond avec la lutte sociale. Chaque régime a l’école qui lui correspond.

« L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». À ce prix, ils auront l’École Émancipatrice qui doit être celle d’une société civilisée.

Denise Michaud