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Redécouvrir Paris…

octobre 1954.

Au dire des spécialistes, les meilleures volontés se désespèrent à tenter d’apprivoiser certains animaux : la baleine trop turbulente, l’escargot têtu et méprisant, le morpion très attaché certes, mais égoïste et volontiers sournois. Eh, bien, une ville, c’est pire encore. Des années durant, vous la frôlez, la caressez, la palpez, l’écoutez battre, jurer ou dormir : si votre frime ne lui revient pas, nib de braise. À tout jamais vous ignorerez son vrai visage. Les facades de brume et les toits jaloux se refermeront sur leurs secrets. Mais si par bonheur, vous êtes admis dans la confidence, miracle ! À vous l’émerveillement en permanence.

Paris ne manque pas d’historiographes ; des milliers de volumes retracent pour nous, restitués avec amour, les événements dont ses pavés généreux ont conservé le souvenir. La tradition orale, étonnement vivace dans certains quartiers populaires, nous a, elle aussi, légué de merveilleuses légendes polies et repolies comme galets dans la mer. L’intense souffle poétique dont le peuple était animé, et aussi sa volonté malicieuse de « tourner » les intolérances ecclésiastiques et policières, nous vaut le plus émouvant florigège de « contes à clé » que l’on se transmet, de bouche à oreille, dans le monde très fermé des enfants. Oyez-en quelques-uns.

Le Cheval Vert. L’inscription gravée : « Rüe du Cheval-Vert » est encore visible à l’angle de la rue des Irlandais, ainsi dénommée à cause du collège qui s’y installa par la suite. Elle perpétue la mémoire d’un maitre-teinturier du 15e siècle. Notre homme voulut un jour tirer vengeance d’un valet de coche, lequel, malhonnêtement habile, trichait aux dés et l’avait ainsi dépossédé d’une bonne somme d’argent.

Le teinturier s’introduisit nuitamment dans une écurie de la rue Tournefort et teignit couleur « pomme pas mure » le cheval blanc du mauvais compère. Celui-ci, à l’aube, voulu détacher l’animal pour l’atteler. Horreur ! Le canasson était vert ! Sans nul doute il s’agissait d’une intervention diabolique… La maitre, effrayé s’enfuit.

Le cheval, livré à lui-même, entra dans l’auberge où il provoqua une débandade éperdue. Il se mit à boire allégrement les copieuses écuellées de vin chaud sucré réservées à son « patron » et aux collègues d’icelui. Un peu paf et d’humeur chaloupeuse, il s’en alla baguenauder par la ville et se livra à des facéties qui terrorisèrent tout un quartier. De « courageux » moines se saisirent du cheval qu’ils aspergèrent d’eau bénite et enfermèrent dans le cloitre Saint-Séverin. Mais le teinturier, prévenu, continua à faire des siennes : le lendemain, le cheval était « brun rouge parsemé de taches noires ». On lui rendit un bonne fois la liberté. Et, depuis quatre cent ans, les enfants, les adorables enfants de la Montagne Sainte-Geneviève croient apercevoir parfois, entre chien et loup, l’inoffensive silhouette d’un cheval libéré de tous harnais folâtrant parmi les pierres, qui leur fait de loin de grands gestes d’amitié et ne se montre qu’à eux.

L’évocation de la Montagne Sainte-Geneviève est pour moi inséparable de celle du père Rathier. Sa silhouette de patriarche est devenue à ce point popualire qu’elle participe - déjà - de la légende permanente attachée à certains coins de la vieille ville.

Qui dira la bonté de cet homme, l’immense rayonnement de tendresse qu’il dissimulait mal dans la violence ombrageuse de ses diatribes ?

Le vieux libertaire aux élans généreux, aux souvenirs emplis de sueur et de soleil, aix indignations de prophète, est présentement de santé précaire. Hospitalisé à Brévannes, il n’a point perdu tout contact avec ses amis fidèles. En lui subsiste la tradition sept fois séculaire - elle date de Philippe-Auguste - selon laquelle le « Vieux de la montagne », personnage mi-prince mi-truand, enveloppé de mystère et que l’on voulait Oriental, règne sur les rêves des hommes et contrôle, de loin, les actes de ses partisans, les ribauds et les réprouvés.

Mais revenons à nos légendes, avant de parler de choses plus sérieuses.

La rue de la Colombe, dans l’ile de la Cité doit son appellation à la plus charmante des anecdotes médiévales.

En l’an 1233, une maison de la Cité, proche du fameux « Val d’Amour », s’écroula. Une colombe qui, avec son compagnon, nichait dans une encoignure, fut coincée entre les pierres et ne put s’échapper.

Elle était vivante cependant, mais la délivrer avant d’avoir longuement déblayé les gravats était impossible. Le mâle parvint à nourrir la captive et même à la faire boire en se servant d’un brin de paille comme d’un chalumeau. Les heureuses retrouvailles du couple furent fêtées en grande liesse par toute l’ile ; on commémora, sous forme d’inscriptions et d’enseignes, les deux oiseaux, symboles à la fois de l’amour conjugal, de l’assistance dans la détresse et de l’ingéniosité vigilante qu’inspirent les situations dramatiques.

À propos d’enseignes, il y a beaucoup à dire sur la signification profonde - et, bien entendu, secrète - de certains de ces joyaux sculptés, forgés ou peints qui ornent encore nos impostes.

La plupart n’étaient autre chose que l’indication de lieux de rencontre : ceux des membres du très ancien Compagnonnage, lequel veillait jalousement à ce que les « Clefs », les « Arcanes » - procédés professionnels, tours de main minutieusement mis au point par les « Maitres », ne soient point dévoilés à qui était étranger au monde des bâtisseurs. Ce qui constituait l’unique moyen de lutter contre son exploitation, calquée sur le mode féodal. Nous reviendrons là-dessus. Mais je voudrais ouvrir maintenant le chapitre des confidences. Voici.

De très nombreux périples accomplis en tous sens, et durant tant d’années, à travers les « Rues estranges » de cette ville à miracles, m’ont déterminé à lui consacrer une suite d’ouvrages. Le premier, Enchantements sur Paris est sorti chez Denoël.

Il y est fait état de faits troublants, réputés « irrationnels » : coïncidences bizarres, envoutements, guérisons surprenantes, actes de magie dont je fus le témoin. L’accueil réservé au livre par le « grand public » m’a confirmé dans l’opinion qu’il existe, entre la pythonisse d’entresol, la dame-médium quelque peu hystérique sur les bords, et le « rationaliste » primaire, étroit et buté, une importante couche de gens à l’esprit ouvert, et qui acceptent, la tête froide et les pieds sur terre, d’entériner certaines observations, quitte à les étudier, les contrôler à la lumière de la science pure. C’est à ceux-ci que je veux m’adresser.

La première de mes conclusions pourrait s’ériger en système : Lieu-Temps-Événement.

De multiples observations m’obligent à constater que les mêmes sortes d’événements se répercutent, aux mêmes endroits bien précis, de façon cyclique et quasi-prévisible. Et la ville n’est, en l’occurence, qu’un terrain d’expérience extrêmement commode. Elle a ses lieux-crime, ses lieux-conspiration, amour, prière…

Est-il impossible que certaines radiations telluriques, dont nous arriverons bien à déterminer la nature, attirent, « aimantes » des gens de tempérament semblables et qui, par conséquent, se livreront, selon leurs aspirations secrètes, à des actes de même nature ? Je ne le pense pas.

Enfin, je livre ici le résultat de mes investigations les plus récentes. Depuis des siècles, une tradition, de nos jours encore en vigueur dans le quartier Mouffetard et celui des Gobelins, veut que l’on guérisse certaines tumeurs apparentes (on m’a parlé de cancer) par application d’une substance curieuse, la « nostoc ». Il s’agit d’une sorte d’algue spontanée qui croit avec une rapidité extraordinaire sur les murs humides, et que les « initiés » n’ont que le mal de récolter, chaque printemps, dans les arrières-cours.

Or, je sais des savants, et non des moindres, qui se livrent actuellement, en Suisse et ailleurs, à des expériences tendant à stopper la prolifération dite « anarchique » des cellules (une « anarchie » qui, pour cette fois, n’aura pas nos sympathies) par la seule proximité, soit d’une grande quantité de mousse vivante, soit d’immences bancs d’algues sous-marines.

Je suis bien sur de ne point me tromper en affirmant qu’il y a ici, comme on dit, « anguille sous roche ».

Et ce me sera une bien grande joie de confier à ces colonnes le fruit de mes observations futures, sur ce sujet comme sur bien d’autres.

Jacques Yonnet