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Viet-Nam

Témoignage d’un survivant ou comment vendre le ciel sans inviter le dieu de la foudre

Le lundi 8 janvier 2001.

En 1995, les éditions L’Insomniaque publient Viêt-nam 1920-1945, révolution et contre-révolution sous la domination coloniale (1). Ngo Van, l’auteur, a vécu cette période. Fixé en France depuis 1948, il y poursuivit son parcours politique dans des groupes se réclamant du socialisme révolutionnaire anti-autoritaire. Ami et compagnon de Maximilien Rubel, participant à Informations et Correspondance Ouvrière (ICO), il a mis à profit ses années de retraite pour reconstruire la saga des révolutionnaires vietnamiens qui se sont battus à la fois contre le colonialisme français et les nationalistes staliniens. Contribution rare qui va à contre-courant de la vérité fabriquée par l’État Ho chi Minh et admise sans hésitation par toute la gauche et extrême-gauche occidentale.
Dans Au Pays de la Cloche Fêlée, Ngo Van revient sur cette époque sous une forme autobiographique. Le premier ouvrage était parfois ardu. Ce dernier se lit d’un trait. Assez vite, nous faisons une plongée dans la société traditionnelle du Viêt-nam du sud, au début du siècle. L’enfance dans une famille de petits paysans, dans un village à 15 km de Saigon, au rythme de la vie de la communauté, avec ses coutumes et liens, ses hiérarchies et ses pouvoirs traditionnels. Le merveilleux d’un monde perdu, le mystère de la nature sauvage, effrayants et envoûtants à la fois. À cela s’ajoute le poids des croyances et des rites religieux, peurs et attirances pour un jeune garçon curieux. La présence coloniale est distante mais néanmoins quotidienne, à travers les autorités villageoises traditionnelles qui la relayent avec une froide violence. Ceux qui sont friands d’harmonieuses communautés pré-capitalistes devront repasser.

La révolte contre l’exploitation coloniale

Lorsque Ngo Van débarque à Saigon en 1926, il a 13 ans. La ville, c’est un autre monde où les mauvais esprits ne sont plus ceux des ancêtres. Le colonialisme français y exhibe le visage sans fard du mépris, de l’oppression et de la répression policière obsédante. Le tableau qu’il peint du colonialisme est sans concession.
Aujourd’hui, dans les médias, on nous parle d’une pseudo « envie de vérité » à propos de la torture militaire en Algérie. Le témoignage de Ngo Van vient nous rappeler que la torture ne fut pas une exception, la pratique du moment d’une armée en guerre. Elle a été, au contraire, la règle partout et toujours, élément constituant et constitutif de tout pouvoir colonial, français ou autre.

Entré à 14 ans dans le monde de l’exploitation salariée sous domination coloniale, sensible à l’injustice, Ngo Van est happé par les luttes sociales et nationalistes qui traversent le pays. Il lit tout ce que lui tombe sous la main ; Rousseau, Baudelaire, Richepin mais aussi les premiers textes communistes que des militants clandestins lui transmettent. Très vite, il prend parti. Au Viêt-nam, la revendication nationale va aller de paire avec de très fortes luttes de classe ; des révoltes paysannes avec constitution de soviets au Nghé an, en 1930, à la Commune des mineurs au Hon gai-Cam pha en 1945.

Les insuffisances du nationalisme

Dans ces circonstances historiques complexes, en partant d’une réflexion politique sur leur propre expérience, les plus radicaux concluront que l’indépendance nationale ne suffit pas à l’émancipation sociale ; qu’elle n’a pas vocation à bouleverser les relations sociales d’exploitation. Pour eux, la fin du colonialisme passe par la révolution sociale et non le contraire, la montée du nationalisme ne pouvant qu’amener au pouvoir une nouvelle classe exploiteuse. Ngo Van rejoint alors l’opposition de gauche. Faut-il le préciser, à Saigon, au début des années trente, les références politiques étaient limitées. La tragédie de la révolution russe, l’autoritarisme bolchevique, la mise au pas des soviets, la répression des courants révolutionnaires (anarchistes et socialistes-révolutionnaires), Cronstadt, étaient ignorés des révolutionnaires vietnamiens. Pourtant, « des signes inquiétants leur arrivaient de l’URSS ». Ainsi, vers 1930, la référence à Trotsky signifiait avant tout, pour eux, la fidélité à la révolution, celle des soviets, à la lutte contre la domination stalinienne et la bureaucratie. Ils rêvaient de changer la vie et le monde, se revendiquaient d’un esprit internationaliste. Les communistes staliniens vietnamiens, eux, renfermaient les perspectives de la révolte à l’horizon paysan, s’affirmaient comme une variante du nationalisme. Dix ans de combats, de prisons, de lâchetés et d’ignominies sépareront les deux courants. À la fin de la deuxième guerre, profitant de la reprise en main du pays par le colonialisme français, les staliniens de Ho chi Minh massacrent les révolutionnaires. Tout cela Ngo Van le raconte à la première personne.

La guerre d’Indochine allait commencer. Elle ne se terminera qu’avec le départ du corps expéditionnaire américain, en 1974. Vingt-cinq ans après, le président des États-Unis sera reçu dans la liesse. Ce qu’un déluge de feu n’a pas pu obtenir, le Dollar réussira. Et le projet nationaliste du stalinisme vietnamien accouchera d’une société avide de rapports marchands. Pour cela des millions de gens sont morts.

La question de la révolution mondiale

On aurait tort de simplement savourer le livre de Ngo Van comme l’autobiographie d’un autochtone exotique. L’ouvrage soulève des questions de portée plus générale, dépassant le cadre des événements vietnamiens. La question de la révolution mondiale dans les années 20-30, d’une part, et la conception moderne de la collectivité révolutionnaire d’autre part.

La révolution russe et ses suites avaient trouvé un puissant écho au Viêt-nam comme dans tous les pays sous domination coloniale. Du coup, l’idée d’émancipation humaine prenait une dimension nouvelle. Ce qui apparaît de remarquable dans le récit de Ngo Van c’est que cette révolution était perçue par les travailleurs et paysans pauvres comme celle des soviets, c’est à dire comme un mouvement d’auto-organisation. Sans trop le théoriser, Ngo Van et ses amis, voyaient l’émancipation du peuple vietnamien dans le cadre de la révolution mondiale. Leur combat se réclamait et s’inspirait, entre autres, des formidables luttes ouvrières de 1936 en France, le pays colonisateur, proclamant ainsi concrètement le caractère puissant de leur internationalisme.

Un hommage aux luttes révolutionnaires

C’est en vain qu’on cherchera, dans le récit de Ngo Van, des masses suivant des chefs. Cette conception social-démocrate du XIXe siècle, fut reprise par toutes les variantes du bolchevisme marxiste-léniniste, voire même des libertaires. Elle a été particulièrement chérie par les chefs nationalistes du tiers monde. Certes, il y eut, au Viêt-nam, des personnalités, des individus capables par leur caractère ou par leur courage, de prendre l’initiative dans des circonstances précises, des situations données, pouvant entraîner un plus grand nombre. Mais, ce fut par dessus tout une communauté d’individus révolutionnaires. Témoin survivant, Ngo Van donne, à la fin du livre, un portrait touchant de ses camarades les plus proches, pour la plupart liquidés par les sbires du futur empereur rouge Ho chi Minh.

Des individus à part entière, femmes et hommes avec des noms et des visages, anonymes faiseurs d’histoire, rêveurs et combattants, pour qui l’impossible a été à un moment pensé et vécu comme possible. Point de sous-commandants cagoulés, de clones de Guevara. Si ce dépassement du rapport aliénant chefs-masses constitue une donnée charnière dans l’émergence d’une nouvelle pratique émancipatrice, preuve est faite qu’il existait au Viêt-nam des éléments subjectifs de cette modernité révolutionnaire. L’isolement mentionné ci-dessus en a empêché le développement et l’épanouissement.

Quelques jours avant d’être assassinée par la soldatesque aux ordres de la social-démocratie, Rosa Luxemburg avait écrit que tant que nous n’avons pas désappris d’apprendre, nous ne sommes pas vaincus. Avec son très beau livre Ngo Van vient une fois de plus nous le rappeler. Et nous l’en remercions.

Charles Reeve