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Guerre et mondialisation

Le jeudi 20 février 2003.

La guerre mondiale tournante permet d’atteindre des objectifs énergétiques et géostratégiques classiques. Le prétexte particulier de la fabrication d’armes de destruction massive permet, en outre, de menacer ou d’agresser des États gênants sur le plan géostratégique (qui ne se trouvent pas sous contrôle des États-Unis ou dans la zone d’influence européenne), lorsqu’ils réussissent à maîtriser des technologies avancées, qui presque toutes peuvent servir à fabriquer lesdites armes.

Par ailleurs, l’état de guerre permanent décrété conjointement par les États-Unis et l’Union européenne me paraît avoir pour fonction à la fois de réduire ou de contrôler certains effets négatifs — pour le capitalisme — de la mondialisation, et de contenir les mouvements antimondialisation dans une opposition réformiste-propositionnelle.

Il doit être clair tout d’abord que la mondialisation est inhérente au système capitaliste. Dans ses manuscrits de 1857-1858, connus sous le titre de Grundrisse, Marx écrivait déjà : « La tendance à créer le marché mondial est immédiatement donnée dans le concept de capital. Chaque limite y apparaît comme un obstacle à surmonter [1]. » Beaucoup de responsables capitalistes ou de démocrates critiques s’avisent aujourd’hui que certaines conséquences de ce mouvement constitutif du capitalisme lui posent de sérieux problèmes.

Prenons l’exemple d’un discours prononcé le 14 janvier 2003 par Richard Haas, directeur du personnel chargé de l’élaboration de la politique étrangère du Département d’État américain (c’est en somme le DRH du ministère des Affaires étrangères). Ce monsieur s’inquiète des conditions actuelles d’exercice de la souveraineté, et il voit dans les « effets négatifs de la mondialisation » le danger principal qui menace la souveraineté des États forts, comme les États-Unis.

Il entend par mondialisation « tous les liens et interactions politiques, économiques, sociaux et culturels qui raccourcissent les distances et rendent les frontières traditionnelles plus perméables. […] Une explosion de flux et de transactions transfrontières causée avant tout par des acteurs travaillant souvent en dehors du contrôle effectif des gouvernements nationaux.

« La mondialisation — ajoute-t-il — doit être réglementée. Les pouvoirs publics doivent faire preuve de la volonté politique appropriée et dégager les ressources voulues pour reprendre la maîtrise des flux transfrontières qui menacent leur bien-être et leur sécurité. »

On distingue, au milieu de déclarations charitables, que Bush développera dans son discours sur l’état de l’Union, le souci très cynique de gérer les contradictions du système, tant en ce qui concerne le contrôle des flux migratoires que l’atténuation de « l’impact déstabilisant des flux financiers rapides ».

Pour atteindre ces buts de nature apparemment différente, le capitalisme use en fait de moyens unifiés. Les mêmes nouveaux moyens policiers de contrôle des déplacements et des communications serviront, avec le supplément de justification de la lutte antiterroriste, à pourchasser les clandestins surnuméraires et à assainir le système financier et bancaire international. Rappelons d’ailleurs que les mêmes députés d’ATTAC qui réclament davantage de flics et de magistrats pour lutter contre les paradis fiscaux ont voté la loi Sécurité quotidienne.

Au moment où les états-majors des groupes « antimondialisation » revendiquent l’appellation d’« altermondialistes », on voit que les maîtres du monde sont eux aussi, par force et non par souci humanitaire, des altermondialistes. C’est d’ailleurs le piège dans lequel se trouve le mouvement anti ou alter mondialiste, qui se félicitait bruyamment à Porto Alegre de son succès croissant, tant au point de vue du nombre de participants qu’il séduit qu’en ce qui concerne l’écho qu’il rencontre chez les politiciens : il se trouve menacé d’ONGisation accélérée [2]. Dès aujourd’hui boîte à idées du système, il se trouve cependant lui aussi aux prises avec de nombreuses contradictions, avivées en son sein par des minorités anticapitalistes.

En travaillant à incarner le seul altermondialisme possible à l’intérieur du système, c’est-à-dire un altercapitalisme, les tenants du système, à Washington et à Davos, font coup double : ils tentent de procéder à de nouveaux réglages de mécanismes socio-économiques et géostratégiques qui leur échappent en partie. Dans le même temps, ils coupent l’herbe sous le pied d’un mouvement contestataire planétaire qui incarne certaines de leurs peurs. Ils l’utilisent doublement — ce qui n’est pas exclusif de la répression sauvage ponctuelle [3] — en puisant dans son réservoir d’idées, et en paraissant être à l’écoute de groupes présentés par les médias du monde entier comme le nec plus ultra de la radicalité généreuse.

Il n’est pas dit pour autant que le système soit en mesure de gérer ces contradictions de manière satisfaisante. L’un des effet de l’état de guerre permanent décrété depuis le 11 septembre 2001 est de faire de ce qui était propre à l’état d’exception la règle commune et quotidienne. La généralisation de l’état d’exception, et des contraintes qu’il entraîne, suppose soit de disposer de moyens militaires et policiers considérables, soit de pouvoir maintenir constamment un esprit d’Union sacrée, donc de pouvoir convaincre la majorité des populations du bien-fondé d’une politique totalitaire (on peut bien évidemment panacher ces deux méthodes). Aucune de ces deux conditions ne sont et ne paraissent pouvoir être remplies.

Le mouvement anti-guerre qui se développe actuellement aux États-Unis dépasse en ampleur celui qu’avait suscité, assez tardivement, la guerre du Vietnam. De plus, il ne se cantonne pas à une revendication pacifiste classique motivée par un souci compassionnel envers les populations irakiennes bombardées. Il remet en cause les justifications mêmes avancées par l’administration Bush aux mesures d’exception. Plus important encore, il se situe également sur le terrain de la contestation sociale, dans un pays où le chômage, au plus haut depuis 8 ans, touche 8’500’000 personnes, soit 6 % de la population active. De plus, il ne rassemble pas que des radicaux blancs, mais des Américains d’origine latino ou africaine.

On peut penser que l’administration Bush est en train de dilapider une partie des bénéfices de l’après-11 septembre dans son propre pays, sans parler de l’opposition à sa politique dans d’autres régions du monde, y compris chez ses alliés les plus empressés comme la Grande-Bretagne.

Nous sommes donc dans une période de crise pour le système capitaliste, où les conséquences logiques de son propre développement deviennent des entraves à ce développement. L’impérialisme américain, qui se considère à la fois comme le moteur économique, le père nourricier, le gendarme et le directeur de conscience du monde, a cru pouvoir (ou a pensé ne pas pouvoir se dispenser de) rompre avec les modes de régulations démocratiques de l’exploitation et de la domination. C’était un pari logique, mais risqué et déjà en partie perdu. Assumant et surjouant le rôle de victime fragile du terrorisme, l’administration américaine a tombé le masque un peu rapidement, en annonçant publiquement qu’elle allait désormais faire légitimement ce qu’en vérité elle avait toujours fait, au grand jour ou en secret.

Nous ne sommes pas les seuls à dire que le capitalisme, c’est la guerre, le meurtre, et la mise en coupe réglée de la planète ! Nous ne sommes pas seuls à dire que guerre classique ou paix sociale signifient toujours la guerre aux pauvres. Aujourd’hui, la Maison blanche et le Pentagone le disent aussi ! Ils ne le font pas par amour de la vérité, dans un but d’éducation, ou pour s’en repentir chrétiennement. Ils le font parce qu’ils pensent que c’est leur intérêt. C’est l’occasion pour les révolutionnaires, et singulièrement pour les anarchistes, de s’adresser à celles et à ceux qui s’opposent à la guerre ou à la « mondialisation ».

La mondialisation de l’état de guerre et de l’exploitation ne sont pas des « excès » ou des « accidents » du développement capitaliste, ce sont les manifestations mêmes de son développement. Nous ne sommes pas des « altercapitalistes » ; nous savons qu’il ne peut exister de « développement durable » ou « soutenable », pas plus qu’il n’existe de commerce « équitable », d’esclavage à visage humain, de guerre propre, ou de torture douce. Nous n’avons aucun intérêt à militer pour un retour en arrière vers des stades du développement capitaliste supposés plus policés. Le système, lui, va de l’avant et se transforme de manière dynamique. Il n’existe pas de machine à remonter le temps dont nous pourrions négocier l’utilisation avec ses propriétaires. Nous sommes contraints d’avancer nous aussi vers nos propres buts, l’abolition de l’exploitation capitaliste, du salariat, et la construction d’une autre société, où les relations humaines seront une richesse inépuisable, que personne ne pourra s’approprier par la force ou la surveillance électronique. La révolution est à la fois le but que nous poursuivons et le moyen que nous proposons. En effet, c’est le projet révolutionnaire — communiste et libertaire — qui rend possible tous les autres projets de transformation du monde et des rapports entre les humains.

Même si la mondialisation de l’état de guerre a des répercussions partout, depuis les couloirs du métro parisien et les cités de banlieue jusqu’aux campagnes chinoises, la période actuelle n’est sans doute pas aussi défavorable qu’il y paraît à la popularisation de nos colères, de nos rêves et de nos projets.

Claude Guilllon


Cet article est la seconde partie du texte publié dans Le Monde libertaire nº 1307 du 13 février 2003.


[1Éditions sociales, tome I, p. 347.

[2J’emprunte ce concept à Jules Falquet, « L’ONU, alliée des femmes ? », Multitudes, nº 11, hiver 2003.

[3Y compris à Porto Alegre où la police a violemment réprimé une manifestation de 400 personnes, pour la plupart dévêtues, qui protestaient contre les brimades policières infligées à une jeune femme [indienne mapuche, Ndlr] qui s’était douchée nue (!) dans le camp de la Jeunesse du Forum social.