Accueil > Archives > 2004 (nº 1342 à 1380) > 1344 (29 janv.-4 févr. 2004) > [Peut-on être anarchiste sans être féministe ?]

Peut-on être anarchiste sans être féministe ?

Le jeudi 29 janvier 2004.

« Soyez donc franchement, entièrement anarchiste, et non pas quart d’anarchiste, huitième d’anarchiste, seizième d’anarchiste, comme on est quart, huitième, seizième d’agent de change. »

Joseph Déjacque à Pierre-Joseph Proudhon



Machiste, mais anarchiste ?! On pouvait lire dans Le Monde libertaire hors série nº 24 (25 décembre 2003), dans un article intitulé « La Chaîne ou le slip » signé du Groupe libertaire d’Ivry, ces mots au sujet de Proudhon : « On peut se dire anarchiste et défendre le pire des machismes […] ». C’est possible, mais ce que ne disent pas les auteur.e.s de l’article, c’est si une telle déclaration est légitime. Joseph Déjacque, il y a plus d’un siècle, était plus radical en interpellant ainsi Proudhon (qu’il admirait par ailleurs) : « Ne vous dites pas anarchiste ou soyez anarchiste jusqu’au bout. » Il me semble intéressant de faire un bref retour en arrière au XIXe siècle afin de voir quels étaient alors les liens entre anarchisme et féminisme. En effet, si la misogynie de Proudhon a longtemps constitué une référence dans le milieu ouvrier, on oublie trop souvent qu’à son époque même, d’autres voix se sont élevées, que l’on n’a pas entendues. Joseph Déjacque ou André Léo, répondant aux thèses inadmissibles (et non anarchistes) de Proudhon, ont montré à quel point les domaines politiques et privés était indissociablement liés, et ont affirmé qu’on ne peut se dire anarchiste si l’on n’est pas féministe. Il me semble important de rappeler ces débats vieux d’il y a plus d’un siècle, car si l’on regrette souvent que les anarchistes soient évacués de l’histoire officielle, on oublie parfois de dire que les anarchistes féministes le sont de l’histoire de l’anarchisme…

Des liens entre féminisme et anarchisme au XIXe siècle

Si, sur la question du féminisme, les anarchistes du XIXe siècle sont souvent très en retrait par rapport à leurs idées révolutionnaires, et si, à la suite de Proudhon, on entend de nombreuses déclarations antiféministes dans les milieux révolutionnaires, anarchistes et socialistes, il existe cependant un courant féministe qui s’oppose, au sein même de l’anarchisme, à l’idéologie dominante. On peut considérer qu’il naît avec Joseph Déjacque qui s’oppose à Proudhon au sujet du droit des femmes.

Joseph Déjacque (1821-1864) peut être considéré comme un disciple de Proudhon et de Fourier. Pierre Leroux voit en lui le principal représentant de l’anarchisme en France : dans un article sur les origines des théories socialistes (1858), il écrit : « Ce n’est plus Proudhon, en effet, qui peut représenter aujourd’hui cette Secte, après la conclusion finale (la femme esclave de l’autorité maritale) qu’il a produite. Il en fallait un autre. L’étendard Liberté est aujourd’hui aux mains d’un de ses disciples, d’un anarchiste comme lui, mais qui prend l’anarchie plus au sérieux encore que lui. C’est Déjacque […] [1] ». Dans une lettre adressée à Proudhon, en mai 1857, ce dernier démontre comment Proudhon, en niant le droit des femmes, se montre « l’égal de [ses] maîtres ». Déjacque pointe l’enjeu essentiel de l’égalité des sexes : une révolution qui fait disparaître une forme d’aliénation mais qui laisse subsister une autre forme de domination n’en est pas une. Or, la famille que défend Proudhon, basée sur l’ordre patriarcal, « est restée au patriarcat ce que le gouvernement représentatif est à l’autorité absolue ». L’esclavage de la femme a des conséquences à la fois directement politiques (en maintenant le principe de l’autorité absolue) et morales : de même qu’aucun homme ne peut être libre sans que tous les autres le soient, aucun être masculin ne pourra se dire indépendant tant qu’il maintiendra les femmes dans un état d’infériorité, car « qui a été allaité par une esclave a du sang d’esclave dans les veines ». Nier les droits et l’intelligence à la femme, c’est reproduire ce que font les bourgeois et les aristocrates qui nient les droits et l’intelligence du prolétaire, dit-il encore.

Mais il n’est pas le seul, à la fin du XIXe siècle, à insister sur la construction de l’égalité entre les hommes et les femmes comme condition de l’anarchisme. Dans La Conquête du pain (1892), Kropotkine met l’accent sur l’aliénation produite par le travail domestique, et s’ en prend implicitement aux révolutionnaires qui veulent l’affranchissement du genre humain sans travailler à celui de la femme. Mentionnons également André Léo, l’une des rares féministes proches des anarchistes. Elle ne se bat pas seulement sur le terrain des lois, mais aussi sur celui des mentalités. Loin de se cantonner à exiger le suffrage universel, elle s’en prend avant tout aux révolutionnaires peu conséquents : révolutionnaires dans la rue, ils sont souvent réactionnaires dans leur foyer. C’est donc le système patriarcal qu’elle attaque dans La Femme et les mœurs. Monarchie ou liberté [2] , écrit en réponse aux thèses misogynes de Proudhon, où elle dénonce les soi-disant partisans de la liberté qui deviennent despotes en rentrant chez eux, et clame qu’un État où la femme est opprimée ne peut être qu’autoritaire.

Ce genre de critiques est largement repris dans les journaux de l’époque, en particulier dans les périodiques de Jean Grave. La Révolte par exemple reproduit le 17 février 1889 une lettre venant d’un lecteur qui s’indigne que « tout aussi bien que les pires réactionnaires, [certains révolutionnaires] sont souverains, non seulement au ménage et à la table, mais encore au lit, ils transforment leurs femmes en prostituées ». Dans Le Trimard, en 1896, l’écrivain anarchiste Mécislas Golberg dénonce le fait que la femme a été mise au rang de propriété et en appelle aux révolutionnaires : « Nous, êtres sociaux et antifamiliaux, nous devons avant tout rendre la femme consciente de sa force sociale [3]. » Golberg va d’ailleurs plus loin en esquissant une vision radicalement autre de la sexualité. Contrairement aux collectivistes peu enclins à aborder les problèmes de la vie sexuelle, les anarchistes considèrent souvent la libération sexuelle comme partie de l’émancipation intégrale de l’individu. Dans ses Lettres à Alexis (Histoire sentimentale d’une pensée), on peut lire au chapitre intitulé « De l’amour » : « L’amour, c’est le sentiment qu’une volonté étrangère nous donne de notre propre volonté./ Parfois cela vient entre les gens de sexes divers, parfois entre les gens du même sexe. Cela au fond importe peu. […] je crois que mâle et mâle, femelle et femelle peuvent aussi former l’unité. Il est ridicule de croire que toute division de la matière vivante établit des contradictions [4]. »

On voit donc que, même au xixe, il se trouve suffisamment d’anarchistes ayant réalisé le lien entre politique et sexualité, ayant compris la nécessité d’un féminisme anarchiste, pour qu’on puisse se dispenser de citer Proudhon en la matière.

Caroline Granier


[1Joseph Déjacque est l’un des premiers, avec Proudhon, à revendiquer le nom d’anarchiste (en 1848, après les journées de juin). D’origine populaire et autodidacte, il publie et rédige, seul, Le Libertaire, en exil.

[2André Léo, La Femme et les mœurs : monarchie ou liberté [à compte d’auteur], 1869 [rééd : Tusson (Charente), Du Lérot, 1990].

[3Mécislas Golberg, « L’Amour », Le Trimard, nº 3, 16 avril 1896.

[4Mécislas Golberg, Lettres à Alexis : histoire sentimentale d’une pensée, Paris, Bibliothèque du Parthénon, 1904 [rééd : Seyssel, Champ Vallon, 1992].