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Têtes d’hilares et cœurs en pleurs

Le jeudi 29 janvier 2004.

Non, décidément, notre super géant de la littérature a commis — je parle de Rabelais — la plus gargantuesque bourde de son XVIe siècle bourdonnant d’humanisme en proclamant, tordants récits à l’appui, que le « rire est le propre de l’homme ». Il rompait des lances, en son temps, contre images pieuses et fameuses décrétales — ces ordonnances du pape que le docte écrivain-médecin transformait en papier-cul, de quoi, de fait, pour parler le « rabelais », faire pisser ou chier de rire. Or il se trouve qu’aujourd’hui la télévision, pour ce qui est de jouer la décrétale ou l’excrétale rabelaisienne, bat tous les records sur l’échelle de Richter des mimiques et sismiques du rire : une seule soirée d’émissions télévisées déverse sur une ébaudie humanité plus de cascades de rire que tout autre siècle antérieur, aussi ubuesque fût-il. Et ce, pour faire quoi ?

La chose sale

Apport des cartels mafieux (producteurs- animateurs-collaborateurs-invités) de la télévision à la culture contemporaine : ils parviennent à faire que le rire — contre les Rabelais, Molière, Jarry, Chaplin, Tati — devienne la chose sale de l’homme, ce qu’une pratique culturelle peut produire de plus attristant, dégradant, désespérant. « Vous exagérez », dira-t-on, en nous accusant de jouer au triste sire. Alors, poussons le bouchon encore plus avant, et qu’il saute et fasse gicler les bulles expectorées du rire, car en vérité nul n’a vraiment pris, à ce jour, la mesure (rien moins qu’à l’aune du fascisme !) des effets sordides qu’exercent, martelées toutes dentures déployées, sur le style et les mœurs de l’homme moderne, ces pratiques rigolardes qui entretiennent et renforcent, par un harcèlement de tous les instants, les processus psycho-socio-politiques d’assujettissement (la servitude n’est pas seulement volontaire — à la tienne Étienne [1] — mais rigolote et euphorisante, en plus), d’uniformisation (sous les plages des pluralités, complexités, tribalités et différences — les gros pavés du conformisme), de communautarisation (les communautarismes à vocation sectaire s’accordent à ressasser, sur la base de leur racine commune, le même et plus petit dénominateur commun).

Les pitres rient

Qu’entendait-il, quant au rire, David Rousset, lorsqu’il déclinait Les Jours de notre mort et rédigeait les pages, qu’on ne relira jamais assez, de Ll’Univers concentrationnaire ? Composant en 1948 son effrayant dossier sur l’antisémitisme nazi ordinaire, il le titre : Le Pitre ne rit pas [2]. C’est là une bévue — en « freudien », unbewust = « inconscient » — à la Rabelais, d’un qui a gardé au fond des yeux, au fond de l’âme, au fond de l’abîme sans fond foré en lui par l’horreur, les processions de déportés et de zeks poussés par millions dans les fosses communes, chambres à gaz, et goulag — et que l’on s’emploie toujours, quoi qu’on dise (ils disent « devoir de mémoire » — mais se carrent bien dans le présent), à oublier, effacer, réviser. Dans ce processus compulsif de refoulement de la monstruosité historique contemporaine, le rire débordant de ces flux d’émissions inondant millions de foyers et gratouillant milliards d’âmes joue sa sale et double partition (Docteur « Je ris » et Mister « J’oublie ») : rires en chasses d’eau déréglées dégringolent hystériquement pour évacuer les merdes de cet « anus du monde » (les nazis qualifiaient ainsi Auschwitz) sur lequel les totalitarismes hitlérien et stalinien voulurent rabattre l’entière condition humaine.

Oui, aujourd’hui, les pitres rient — prospérant, proliférant, envahissant, ne laissant nul espace hors de portée de leur rire. Ces riants rieurs éructant de rire exigent, maestros-cabots orchestrant rythmes et mesures, que tout le monde rie — et ils s’y escriment, à la baguette, en distribuant à comparses rodés des rôles de relais du rire relayés par spectateurs-potiches figurant on ne sait quel audi-fantômatique pays profond.

Hilaro-fascisme

Les régimes fascistes imposaient silence aux individus — opposants, critiques, sceptiques, non-enthousiastes, différents — par terreur, torture, assassinat ; dans le même temps, ils sommaient les foules de dégoiser slogans rengaines langues de bois et chanter acclamer vociférer gesticuler : foules en délire fusionnel et glaireuse décoction. Aujourd’hui, à la télévision, les rires qui follement fusent font fusionner fans et foules : les animateurs-producteurs (têtes d’hilares chroniques, ces roucoulants Bravo, Ruquier, Cauet, Arthur, Ardisson, Drucker, Fogiel et autres vibrions et clones, costumés chicos, selon l’occase, en littéraires, politiques, artistes, sociologues, etc. — mais tout ça pour rire), et leurs tablées d’acolytes copains complices, et les parterres d’applaudisseurs pavlovisés (règne de l’ApplaudiMaître), et l’obscur grouillement des voyeurs solitaires, courent en chœur vers le Chanaan télévisuel où coulent rires gras et gros bisous (et gros sous, ne jamais l’oublier, c’est le principe de base, le marché, très porteur, est le vrai Chef). L’utopie télé d’un paradis rieur largue L’île de Thomas More, La Cité du Soleil de Campanella, La Cité harmonieuse de Péguy, Les Îles bienheureuses de Masson, pour fleurire onaniquement sur de croustillants plateaux éblouis de spots.

Le télé-rire, maelström dont ne pouvaient avoir idée les Aristophane, Plaute, Goldoni, Feydeau, se répand partout, indolore inodore sans saveur, quoique tout en trilles et roulades, dégorgements rengorgements, alléluias salamalecs — bonheurs instantanés ecstasyant des millions d’êtres qui en redemandent : donnez-nous notre rire de chaque jour-heure-minute — et s’opère cette crasse distorsion du temps qui, rendu spasmodique, convulsionnaire, parodie l’essentielle, poignante et farouche durée humaine. Fût-ce à tort, le mot « fascisme » s’imposait ici par le travers même de la gorge, face à pareille emprise quotidienne, massive, totalitaire : rigolo-fascisme, si l’on veut épingler les rigolos manipulateurs-frimeurs, ou, pour accuser la crue d’un rire déchaîné en hilarité, hilaro-fascisme.

Paradoxe de l’hilare

L’hilaro-fascisme met le rire cul par dessus tête — littéralement, il manipule des « histoires de cul », presque toujours sur le registre du merdique, monstrations à l’appui ; et plus encore idéologiquement, tête gonflée par ce paradoxe de l’hilare : le rire s’attaquait aux manières d’être et de vivre, dénonçait situations acquises, conformismes, normes, pouvoirs (comoedia castigat ridendo mores : le comique corrige, par le rire, les mœurs) ; avec nos têtes d’hilares, au contraire, le rire abrase tout relief, cire, lèche, flagorne, cuisine un fast food culturel insipide, monocorde (ah ah ah, hi hi hi). Le « vivre ensemble » cher aux intellectuels, artistes et politiciens est rabattu — hilares ricanant — sur un tyrannique « rire ensemble » devant lequel s’écrasent (voyez-les dansotter, pousser la chansonnette, baisser culotte) même les célèbres, les solennels et « ceux qui ne se marrent pas ». « C’est parti », adorent-ils dire, télécrates épanouis. Oui, parti, ô tordu paradoxe, pour un fascisme souriant ?

La compassionnata

Mais la pitrerie télé n’offre pas que rire. Elle se paie à l’occasion quelques pintes d’indignation (« on applaudit bien fort ! ») chez tels animateurs zorrodateurs et donateurs inattendus de leçons de morale — à tire-larigolade « en fait ». Mais le vrai repos du guerrier des zorros-astres du rire demeure les larmes, pause et suspens pour éviter de sombrer dans l’ennui grinçant qu’ils sécrètent en permanence. Étape douillettement émotionnelle, qui atteint, comme chacun sait, son point culminant avec la mise en scène du téléton (« tél. au 36 37 ! » — qui est curieusement, je n’y peux rien, le numéro du « Que sais-je ? » que j’ai consacré à l’érotisme !), dont le dispositif est révélateur des techniques, finalités et mécanismes de base de la télé : un parterre de handicapés fixés dans leurs fauteuils, vers lesquels l’on pointe, de temps à autre, un micro ; des animateurs-anesthésiants-réanimateurs évoluant, en habits de soirée, sur un plateau où des vedettes mobilisées émues déposent une fragrance de pur amour et, surtout, étincelant tout là-haut, ô dieux, le bandeau électronique qui multiplie ses riants clins d’œil au rythme échevelé des rentrées d’argent : kyrielle de coups de cœur en clics de tiroir-caisse.

Cette fiesta, cette compassionnata annuelle dispose d’un service après-vente, assuré par quelques spécialistes du genre, qui rôdent en charognards autour des multiples troubles, maladies et handicaps dont se trame toute réalité humaine. Douleurs, souffrances, dépressions, échecs, désespoirs sont livrés bruts de décoffrage, de la bouche de victimes anonymes qui, d’ainsi « passer à la télé », retirent, peut-être, au moins, un petit bénéfice thérapeutique (mais après ?). Les animateurs mêlent cajolerie humanitaire et interrogatoire doctoral : bouclettes, pupilles et gencives exsudant une vive compassion, Mireille épouse avec suavité la cause du peuple malheureux qu’elle convoque ; dressé sur son ego, Jean-Luc transforme son plateau en petit amphi domestique, où verser une larme ou laisser glouglouter un sanglot devient presque incongru ; sur telle autre chaîne, l’hôtesse-animatrice accueille convivialement femmes et consultants autour des sempiternels thèmes familiaux (maman papa bébé bobo) : ambiance économico-amicale dans le style présentation de boîtes en plastique.

Sauf exceptions (émissions sur Arte, Planète, Odyssée, entre autres), le message télé est traité de telle sorte qu’il ne puisse emprunter une ligne d’objectivité et de rationalité, seule capable pourtant d’intégrer à la fois le rire (un « vrai » rire rabelaisien) et les larmes (expression d’une émotion « authentique »). Tout est fait, au contraire, pour que le rire sonne égrillard, automatique, poussé aux limites de l’hystérie et de la nausée et source d’une dégradation de l’imaginaire que l’on n’hésite pas à qualifier d’hilaro-fascisme ; et qu’émotion et pleurs soient exploités pour nourrir un consensus purement verbal et gesticulatoire et un œcuménisme humanitaire mou, qui occultent ou brouillent les aspects tragiques et mortifères d’une réalité qui ne se dérobent que trop aisément à la juste perception comme à la dure analyse.

Roger Dadoun


[1Étienne La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, Payot, 1976.

[2David Rousset, L’Univers concentrationnaire, UGE, 1971 ; Les Jours de notre mort, Ramsay, 1988 ; Le Pitre ne rit pas, Bourgois, 1979.