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Ma propre capacité à ma rebeller

« Street voice : paroles de l’ombre »
Le jeudi 29 janvier 2004.

C’est un témoignage… des témoignages ! Glanés dans un journal de rue : Street Voice. Le journal est créé par Curtis Price au début des années 90, à partir d’un groupe de consommateurs de drogue et de personnes atteintes du sida originaires des couches les plus pauvres de la société ; ce journal s’adresse essentiellement à eux. Cela se passe à Baltimore, Maryland, États-Unis. Ce pourrait être à Marseille, France.

La drogue est un système économique comme un autre : il s’agit de « faire » de l’argent sur le dos des accros quels qu’ils soient ; il s’agit de tondre, à ras, la laine sur la peau de la misère des sans-travail, des sans-logis, des sans…

On se shoote par désespoir, pour une embellie provisoire. Eh, lecteur, t’as pas ton « truc », toi, pour tenir le coup ? Mais le manque de dope par manque d’argent engendre la prostitution, le vol, l’assassinat, donc la création de services sociaux, de services de police, de prisons, etc., donc du travail et de la bonne conscience pour les gens « normaux ». Oui, la drogue est créatrice d’emplois. Sans elle, il y aurait un peu plus de chômage.

« Au moins 25 % des boulots aux États-Unis proviennent du commerce de la drogue. Directement ou indirectement. »

« Il y a même des chiens qui en profitent ! Les chiens renifleurs : ils en vivent mieux que les petits dealers. »

Le coupable de tout ça ? Le système capitaliste ? Sans doute, et la recherche de l’argent très vite gagné.

La plupart des drogués finissent en prison pour atteinte à la propriété, à cause de « petits délits » comme le chapardage, le cambriolage, etc., ou pour ivresse publique.

Comparées aux « gros délits » des cols blancs, les sanctions sont plus que lourdes, mais les « gros délits » ont les moyens de se payer de bons avocats. À Baltimore, c’est comme à Marseille, Paris, etc, non ?

André Bernard



Dee (extraits)

Il y avait une fois une prostituée appelée Dee que je venais voir régulièrement. Âgé de pas plus de 14 ans, j’ai eu ma première vraie expérience sexuelle avec cette femme noire qui devait faire des passes pour joindre les deux bouts.

Elle avait un mac, au sourire mou et désagréable, qui possédait une belle Cadillac, des chaînes et des bracelets en or, des costumes de soie et de cuir — tout cela acheté avec l’argent de Dee. C’était dans cette voiture (en toute justice celle de Dee) que Dee et moi faisions notre business […].

Une nuit sans lune, j’ai senti un changement dans la nature généralement joyeuse de Dee. Son esprit semblait être à des milliers de kilomètres, dans un endroit qu’elle seule connaissait. Après s’être occupée de notre affaire, pendant que je remettais mes tennis, elle tourna ses yeux noircis vers moi et, pour la première fois, je réalisais, parce que la nuit sans étoiles m’en avait empêché, que son mac l’avait battue — je savais que c’était lui, ses yeux bruns me le disaient.

Avec une rage et une détermination (que je n’ai pas depuis ce temps retrouvées) affichées sur tout son visage, elle me dit : « Tony, c’est la dernière fois que ce nègre me touche encore… et je plaisante pas » avec des flots de larmes inondant ses joues. « Il me prend tout mon fric, je ne peux même pas nourrir mes enfants, payer mon loyer, ou me faire faire les ongles ou les cheveux ! Il faut que je fasse quelque chose. » M’ayant dit cela, Dee tomba dans une stupeur cocaïnée — avant de commencer notre affaire, nous avions pris quelques lignes de coke. Coke que je fournissais ; coke que je vendais en tant que star montante du ghetto — c’était ce que croyait mon esprit d’enfant battu.

Ne sachant pas quoi dire, je lui demandai ce qu’elle voulait que je fasse — jeune comme je l’étais, un enfant avec une arme, je ne mesurais pas les conséquences de mon implication dans cette histoire.

[…] Dee finit par répondre, mais elle ne répondit pas à ma question : « Il ne faut plus que ce nègre sans cœur m’approche ! S’il croit qu’il va se servir de moi pour acheter sa dope, il est malade. J’aurais jamais dû me retrouver avec ce connard… Je vais quitter ce salaud — qu’il aille se faire foutre ! »

Ayant l’impression qu’elle m’ignorait, je répétais ma question, qui était en fait une requête : « Que veux-tu que je fasse, Dee ? » Elle me sourit. M’embrassa sur la joue et dit que pour notre petite affaire, je ne lui devais rien, que je pouvais garder mon argent ; que j’étais adorable. Je lui fis mes au revoir, la remerciant, lui souhaitant le meilleur, son sourire me manquant déjà — sachant que je ne la reverrais probablement jamais.

Combien jeune et naïf, et pourtant vieux et sage, étais-je. Bien que je n’aie jamais plus posé mes yeux sur son immense sourire ou sur son corps de rêve, ce n’était pas ces choses qui faisaient qu’elle m’était si chère. C’est son esprit et son audace qui m’ont forcé à me regarder, à regarder ma propre capacité à me rebeller contre ce qui cherchait à m’emprisonner. Ce qu’elle a fait avec son mac, je l’ai fait aussi avec le monde — j’ai contesté, j’ai osé me voir comme un acteur ; comme celui qui déciderait de ses lendemains. Je me suis vu comme un être humain. […]

Shaka N’Zinga


Street Voice (Paroles de l’ombre), Verticales-Le Seuil, traduit par Gaëlle Erkens, 2003, 172 p., 8,50 euros.