Accueil > Archives > 2004 (nº 1342 à 1380) > 1344 (29 janv.-4 févr. 2004) > [De l’être humain mâle et femelle]

De l’être humain mâle et femelle

lettre à P.-J. Proudhon (extraits)
Le jeudi 29 janvier 2004.

Cette lettre paraît dans Le Libertaire, signée Joseph Déjacque, en mai 1857. Elle s’inscrit dans une polémique déclenchée par la publication dans La Revue philosophique d’un article de Jenny d’Héricourt : « M. Proudhon et la question des femmes » (décembre 1856). La lettre de Proudhon à laquelle Déjacque fait allusion est publiée dans la même revue en janvier 1857.



[…] Est-il vraiment possible, célèbre publiciste, que sous votre peau de lion se trouve tant d’ânerie ? […]

Votre nerveuse et peu flexible logique dans les questions de production et de consommation industrielles, n’est plus qu’un frêle roseau sans force dans les questions de production et de consommation morales. Votre intelligence, virile, entière pour tout ce qui a trait à l’homme, est comme châtrée dès qu’il s’agit de la femme. Cerveau hermaphrodite, votre pensée a la monstruosité du double sexe sous le même crâne, le sexe-lumière et le sexe-obscurité, et se roule et se tord en vain sur elle-même sans pouvoir parvenir à enfanter la vérité sociale. […]

Je cite vos paroles :

« Non, Madame, vous ne connaissez rien à votre sexe ; vous ne savez pas le premier mot de la question que vous et vos honorables ligueuses agitez avec tant de bruit et si peu de succès. Et si vous ne la comprenez point, cette question ; si, dans les huit pages de réponses que vous avez faites à ma lettre, il y a quarante paralogismes, cela tient précisément, comme je vous l’ai dit, à votre infirmité sexuelle. J’entends par ce mot, dont l’exactitude n’est peut-être pas irréprochable, la qualité de votre entendement, qui ne vous permet de saisir le rapport des choses qu’autant que nous hommes vous le faisons toucher du doigt. Il y a chez vous, au cerveau comme dans le ventre, certain organe incapable par lui-même de vaincre son inertie native, et que l’esprit mâle est seul capable de faire fonctionner, ce à quoi il ne réussit même pas toujours. Tel est, madame, le résultat de mes observations directes et positives : je le livre à votre sagacité obstétricale et vous laisse à en calculer, pour votre thèse, les conséquences incalculables. […] »

L’émancipation ou la non-émancipation de la femme, l’émancipation ou la non-émancipation de l’homme : qu’est-ce à dire ? Est-ce que — naturellement — il peut y avoir des droits pour l’un qui ne soient pas des droits pour l’autre ? Est-ce que l’être humain n’est pas l’être humain au pluriel comme au singulier, au féminin comme au masculin ? […]

Mettre la question de l’émancipation de la femme en ligne avec la question de l’émancipation du prolétaire, cet homme-femme, ou, pour dire la même chose différemment, cet homme-esclave — chair à sérail ou chair à atelier —, cela se comprend, et c’est révolutionnaire ; mais la mettre en regard et au bas du privilège-homme, oh ! alors, au point de vue du progrès social, c’est dépourvu de sens, c’est réactionnaire. Pour éviter tout équivoque, c’est l’émancipation de l’être humain qu’il faudrait dire. Dans ces termes, la question est complète ; la poser ainsi c’est la résoudre : l’être humain, dans ses rotations de chaque jour, gravite de révolution en révolution vers son idéal de perfectibilité, la Liberté. […]

Votre entendement bourrelé de petites vanités vous fait voir dans la postérité l’homme-statue, érigé sur le piédestal-femme comme dans l’antérité l’homme-patriarche, debout auprès de la femme-servante.

Écrivain fouetteur de femmes, serf de l’homme absolu, Proudhon-Haynau qui avez pour knout la parole, comme le bourreau croate, vous semblez jouir de toutes les lubricités de la convoitise à déshabiller vos belles victimes sur le papier du supplice et à les flageller de vos invectives. Anarchiste juste milieu, libéral et non LIBERTAIRE, vous voulez le libre échange pour le coton et la chandelle, et vous préconisez des systèmes protecteurs de l’homme contre la femme, dans la circulation des passions humaines ; vous criez contre les hauts barons du capital, et vous voulez réédifier la haute baronnie du mâle sur la vassale femelle ; logicien à bésicles, vous voyez l’homme par la lunette qui grossit les objets, et la femme par le verre qui les diminue ; penseur affligé de myopie, vous ne savez distinguer que ce qui vous éborgne dans le présent ou dans le passé, et vous ne pouvez rien découvrir de ce qui est à hauteur et à distance, ce qui perspective de l’avenir : vous êtes un infirme ! […]

Ah ! s’il est de par le monde tant d’abjectes créatures femelles et si peu de femmes, hommes, à qui faut-il s’en prendre ? Dandin-Proudhon, de quoi vous plaignez-vous ? Vous l’avez voulu…

Et cependant vous avez, vous, personnellement, je le reconnais, fourni de formidables coups de boutoir au service de la Révolution. Vous avez entaillé jusqu’à la moelle le tronc séculaire de la propriété, et vous en avez fait voler au loin les éclats ; vous avez dépouillé la chose de son écorce, et vous l’avez exposée dans sa nudité aux regards des prolétaires ; vous avez fait craquer et tomber sur votre passage, ainsi que des branches sèches ou des feuilles mortes, les impuissantes repousses autoritaires, les théories renouvelées des Grecs des socialistes-constitutionnels, la vôtre comprise ; vous avez entraîné avec vous, dans une course à fond de train à travers les sinuosités de l’avenir, toute la meute des appétits physiques et moraux. Vous avez fait du chemin. vous en avez fait faire aux autres ; vous êtes las, vous voudriez vous reposer ; mais les voix de la logique sont là qui vous obligent à poursuivre vos déductions révolutionnaires, à marcher en avant, toujours en avant, sous peine, en dédaignant l’avertissement fatal, de sentir les crocs de ceux qui ont des jambes vous déchirer. […] Sur ce terrain de la vraie anarchie, de la liberté absolue, il existerait sans contredit autant de diversité entre les êtres qu’il y aurait de personnes dans la société, diversité d’âge, de sexe, d’aptitudes : l’égalité n’est pas l’uniformité. Et cette diversité de tous les êtres et de tous les instants est justement ce qui rend tout gouvernement, constitution ou contration, impossible. Comment s’engager pour un an, pour un jour, pour une heure, quand dans une heure, un jour, un an on peut penser tout différemment qu’à l’instant où l’on s’est engagé ? — Avec l’anarchie radicale, il y aurait donc des femmes comme il y aurait des hommes de plus ou moins de valeur relative ; il y aurait des enfants comme il y aurait des vieillards ; mais tous indistinctement n’en seraient pas moins l’être humain, et seraient également et absolument libres de se mouvoir dans le cercle naturel de leurs attractions, libres de consommer et de produire comme il leur conviendrait sans qu’aucune autorité paternelle, maritale ou gouvernementale, sans qu’aucune réglementation légale ou contrative put y porter atteinte.

La Société ainsi comprise — et vous devez la comprendre ainsi, vous, anarchiste, qui vous targuez d’être logique — qu’avez-vous encore à dire de l’infirmité sexuelle de la femelle ou du mâle chez l’être humain ?

Écoutez, maître Proudhon, ne parlez pas de la femme, ou, avant d’en parler, étudiez-la ; allez à l’école. Ne vous dites pas anarchiste, ou soyez anarchiste jusqu’au bout. Parlez-nous, si vous voulez, de l’inconnu et du connu, de Dieu qui est le mal, de la Propriété qui est le vol. Mais quand vous nous parlerez de l’homme, n’en faites pas une divinité autocratique, car je vous répondrai : l’homme, c’est le mal ! — Ne lui attribuez pas un capital d’intelligence qui ne lui appartient que par droit de conquête, par commerce d’amour, richesse usuraire qui lui vient toute entière de la femme, qui est le produit de son âme à elle, ne le parez pas des dépouilles d’autrui, car, alors, je vous répondrai : la propriété, c’est le vol ! [.…]

— Soyez plus fort que vos faiblesses, plus généreux que vos rancunes ; proclamez la liberté, l’égalité, la fraternité, l’indivisibilité de l’être humain. Dites cela : c’est de salut public. Déclarez l’Humanité en danger ; appelez en masse l’homme et la femme à rejeter hors des frontières sociales les préjugés envahisseurs ; suscitez un Deux et Trois Septembre contre cette haute noblesse masculine, cette aristocratie du sexe qui voudrait nous river à l’ancien régime. Dites cela : il le faut ! dites-le avec passion, avec génie, coulez-le en bronze, faites-le tonner… et vous aurez bien mérité et des autres et de vous.

Joseph Déjacque