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Tiens !? la classe ouvrière existe !

Le jeudi 22 mai 2003.

Ce sont les médias qui l’ont dit ! Reportages, enquêtes, analyses, portraits… les radios, quotidiens, magazines, chaînes de télévision étaient formels : la classe ouvrière existe. Des journalistes ont fait les entrées et sorties d’usine pour ramener à leur rédaction des papiers mêlant des impressions, façon cartes postales, et des bribes de propos recueillis auprès d’ouvriers. D’autres le firent sur pellicule pour le « 20 heures ». Sans compter les analyses diverses et variées. Mais cette dernière partie était évidemment réservée aux professionnels de la pensée. Observons la façon dont les sujets étaient présentés. Aux ouvriers les impressions, la parole sur leur vécu. Cette parole étant toujours tronquée, interrompue, tronçonnée, car ne servant en réalité que de support à la docte analyse servie par le spécialiste dont la parole est respectée. Car, cela va de soi, l’homo-ouvrieris est incapable de produire la moindre pensée, la plus petite analyse, contrairement a l’homo-intellectualis ou supposé tel.

Mais, au fait, pourquoi donc des journalistes couraient-ils après les ouvriers ? Que ces journalistes partagent les mêmes préoccupations que leurs amis et voisins de palier médecins en grève pour augmenter leur revenus de façon indécente, c’est compréhensible. Ils partagent le même mode de vie, les mêmes références ; bref, ils se comprennent. Alors qu’avaient donc fait les ouvriers pour devenir enfin dignes d’intérêt ? Nous sommes alors en mai 2002, et « les » ouvriers ont voté Front national, et certains le disent. Leur crime avoué, ils voient fondre sur eux la meute médiatique pour mettre au pilori ces affreux, sales et méchants. Le ton est souvent apitoyé, condescendant. Le vrai phénomène de masse chez les ouvriers, l’abstention, n’est pas vraiment abordé. Cette question pourrait en amener d’autres, complexes celles-ci, liées à la légitimité du système et à la perte de confiance d’une partie de la classe ouvrière en celui-ci. Par contre, le vote FN, en voilà un sujet consensuel à ce moment-là. Quoi ! la France plurielle est dans la rue et le fascisme à la porte du pouvoir et « les » ouvriers votent pour la peste brune ! En voilà du papier à vendre ! Il y aura même un grand et sérieux dossier dans Le Monde : « La France des oubliés ». Le titre du dossier est agaçant comme le sont ces dénominations politiciennes et médiatiques, en un mot racoleuses, du genre « les exclus de la croissance » ou encore « les blessés de la vie » qui flattent l’indignation facile et l’apitoiement plutôt qu’une approche politique. Ce dossier rappelle malgré tout la réalité de 7,1 millions d’ouvriers (plutôt des hommes) et de 7,8 millions d’employées (plutôt des femmes) : on chôme plus, meurt plus, les salaires sont maigres, « l’ascenseur de la promotion sociale » est en panne et si, en plus, on est immigré… « Tiens, la classe ouvrière existe encore », s’est peut-être dit un « bobo ». Son cœur, à gauche bien sûr, aura même été sensible à « cette France des oubliés »…(Vous pariez combien que son portefeuille, lui, il reste « à droite » ?)

J’ai rencontré, il n’y a pas longtemps, un jeune homme sincèrement intéressé par les idées libertaires. Mais voilà, il trouvait notre intérêt pour « les ouvriers » déplacé, d’une autre époque… Et puis, me dit-il : « Toi, tu en vois des ouvriers autour de toi ? » (il travaillait dans la pub). Cette réaction n’est pas isolée. Il faut dire que ces dernières années, les médias et la classe politique ont donné le ton : la classe ouvrière n’existe plus. Du Parti communiste, qui après avoir abandonné la notion de « dictature de prolétariat » (vous l’avez compris, ce n’est pas ce point que je regrette) délaissa également la notion de « prolétariat » au profit d’une conception plus vague : « les gens », jusqu’au Parti socialiste qui ignorait la classe ouvrière et faisait les yeux doux aux classes moyennes. Et, pour finir, la classe ouvrière elle-même ignorait qu’elle l’était !

Mais revenons à ce jeune homme et à la sentence définitive qu’il prononça : « Les ouvriers ont voté Le Pen, l’électorat de Le Pen est ouvrier ! » Il n’avait évidement pas fait cette trouvaille tout seul ! Ce qu’il énonçait comme vérité était un mensonge largement colporté par cette meute journalistique qui, autant par paresse intellectuelle que dans un réflexe de classe, choisit de proposer à la vindicte un coupable idéal : la classe ouvrière. Bien sûr, il y a eu un « vote ouvrier » pour Le Pen, et ce vote est le plus souvent raciste. Mais la grande majorité de l’électorat du FN appartient aux classes moyennes et supérieures, faut-il le rappeler !

Paresse intellectuelle, manque de lucidité et de courage, logique marchande de l’information et réflexe de classe… Nombre de journalistes sont responsables de la construction de ce sentiment sécuritaire et raciste qui vise les plus pauvres aujourd’hui. Que monte la révolte ouvrière lors de l’été 2000 avec des ouvriers qui négocièrent en utilisant la menace de polluer ou de faire sauter leurs usines, et l’on vit des plumes haineuses ou paternalistes baver un peu partout sur novembre-décembre 95 : les médias affichent, à quelques exceptions près, leur conviction : pour le gouvernement, contre les grévistes.

Une affiche de Mai 68 indiquait, à propos de la presse : « Toxique, ne pas avaler. » Ceux et celles qui sont en grève, en lutte, qui battent le pavé, comme tous les autres, devraient s’en souvenir. Si l’ennemi a la gueule du patron, du Raffarin, il s’exprime quotidiennement dans son journal, celui qu’on achète machinalement avec sa baguette ou son paquet de clopes. Au moins, sur ce dernier, la couleur est annoncée : « Nuit gravement a la santé. »

Laurent Fouillard