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Avis de tempête force 11

Le jeudi 24 juin 2004.

Longtemps qu’on n’avait vu la bête… Oiseau-tempête revient enfin !



Pour évoquer la onzième livraison de la revue Oiseau-tempête, on pourrait emprunter deux phrases d’un film-culte : « On ne sait que choisir. C’est fin, c’est très fin, ça se mange sans faim. » Sauf qu’on ne serait pas ironique. Au contraire. Servi par une maquette inventive et un choix iconographique original, la tempête ornithologique débute par des vers de Rimbaud (« Ah ! passez, républiques de ce monde ! Des empereurs / Des régiments, des colons, des peuples, assez ! ») illustrant un papier détonant signé Hélène Fleury qui règle son compte à Jules Ferry, « ombre tutélaire de la République », et à sa sacro-sainte école laïque, récemment mise à mal par l’affaire du voile. « La République sera réactionnaire ou ne sera pas », avait prédit Adolphe Thiers, l’assassin de la Commune. C’est un autre versaillais, mais de gauche (ou presque), Jules Ferry, qui fera des « écoles communales, une espèce de rallonge foutue à l’église ». Et Hélène Fleury de nous rappeler que la colonisation des esprits de nos chères têtes blondes s’est aussi accompagnée de la colonisation tout court de peuples dits inférieurs mais assis sur des richesses non capitalistiquement exploitées.

Nos oiseaux de colère, dans la même veine, examinent aussi le retour insidieux du religieux dans la recomposition idéologique qui touche notre société. Oui, la mort de Dieu est « la condition préalable à toute critique » ! Si nos migrateurs iconoclastes abordent les limites du syndicalisme (voir le collectif Nada et la lutte des travailleurs de ST-Microelectronics de Rennes), c’est pour mieux s’envoler vers des cieux tout aussi orageux : l’Allemagne, où le mouvement social a encore foi dans l’État-providence ; les États-Unis, où les républicains, sous couvert de lutte contre le terrorisme, achèvent la destruction des vestiges du Welfare State, tandis que les démocrates tentent de surfer sur la vague contestataire. Vers le Québec, où les syndicats, surintégrés au système, « ont mieux à faire qu’à assister les salariés : ils surveillent les rendements miraculeux des marchés financiers sur leurs placements ». Vers l’Afrique du Sud, où « les ruines fumantes de l’apartheid » fécondent le terreau de la misère au quotidien. Vers l’Algérie, qu’un carnet de route nous décrit mieux que bien des pages pontifiantes de la presse autorisée qui s’autorise.

Enfin, vers la Chine, qui s’invite à Paris pour nous présenter, avec la complicité des démocrates qui nous décervellent, l’humanisme d’un Confucius prêchant la soumission de l’individu à l’État. Aussi était-il judicieux de rappeler l’utopie libertaire du mouvement messianique et égalitaire des Taiping, écrasé au xixe siècle par l’État chinois (pour l’occasion, pas si déliquescent que cela) et les puissances occidentales qui se partageaient déjà l’empire du Milieu.

Restons encore en Extrême-Orient, avec les notes de lecture qui nous conseillent, entre autres ouvrages, une halte salutaire auprès de Ngô Van, révolutionnaire vietnamien antiautoritaire et auteur du Joueur de flûte et Hô Chi-Minh, histoire de démystifier l’Oncle Hô, ô combien stalinien ! Des salades, l’édition nous en a servi récemment, notamment à propos de l’ultra-gauche, composée de zozos, dont certains se sont forcément fourvoyés dans le négationnisme (voir le livre de Bourseiller). Voilà pourquoi une remise en perspective de Charles Reeve s’imposait, qui nous fait mieux comprendre la pertinence d’un mouvement antiautoritaire né après la révolution d’Octobre et pour qui « la politique des chefs était un signe de la barbarie montante ».

Et la politique du chef, le Brésil du populiste Lula est en train d’en faire l’amère expérience. Indispensable est alors cette interview de Lúcia Bruno, proche des courants de l’autonomie politique. Empêtré dans le chômage, l’insécurité chronique, la violence tous azimuts, le peuple brésilien est en train de brûler ses dernières cartouches d’illusion dans la politique.

Entre les invectivopharismes d’Alfredo Fernandes, le texte brillant de Claude Guillon sur les anciens d’Action directe, les traductions touchantes du Street Voice, le journal des sans-logis et autres éclopés-du-destin du rêve américain, le lecteur découvrira un texte dont il ne sortira pas indemne : U, U Dada, U, U Dada, ou un certain éloge du cannibalisme sexuel (jouir-sang-entrailles), éloge « atténué » par d’autres signatures du collectif. Les oiseaux y laissent, parfois, aussi quelques plumes.

Bref, de ce foisonnant numéro, on retiendra deux idées-forces : que, pour paraphraser l’Anglais Terry Eagleton, « la totalité ne vous oublie pas » (« Seules les revendications globales sont porteuses de sens, elles seules donnent du liant et de la consistance aux luttes parcellaires, notamment en leur apportant cette dimension utopique sans laquelle elles ne sont que des conflits régulateurs du capitalisme. ») ; et qu’« il faut laisser le pessimisme pour des jours meilleurs » !

Kiki Luneau


Oiseau-tempête, nº 11, été 2004, 4 euros.
oiseautempete.internetdown.org