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Une Nouvelle guerre du Golfe ?

Le jeudi 27 novembre 1997.

Lorsque les États-Unis s’en prennent à l’Irak, il faut se poser la question : quel est le problème de politique interne auquel l’administration américaine est confrontée ?

Le « conflit » qui agite le monde diplomatique et militaire est parfaitement anodin : le gouvernement irakien récuse les experts américains de l’UNSCOM (commission des Nations unies chargée de veiller à la destruction des armes de destruction massive en Irak), affirmant qu’ils « profitaient de leur travail à l’UNSCOM pour exécuter un complot américain hostile à l’Irak et pour provoquer des crises et des tensions » entre l’ONU et l’Irak, selon le ministre irakien des affaires étrangères, qui annonça que la commission pouvait reprendre ses travaux sans les Américains. Il ajouta qu’il détenait des preuves « irréfutables » de ses accusations.

Tarek Aziz, le vice-Premier ministre irakien, affirme que « si la composition de l’UNSCOM devient plus équilibrée, nous n’avons rien contre les Américains, mais nous ne voulons pas qu’ils dominent la commission spéciale ». Il n’a jamais été question de vérifier si les accusations irakiennes concernant le rôle des experts américains étaient exactes. Pour la plupart des membres du Conseil de sécurité, il s’agit simplement de faire face à l’obstruction par Bagdad au travail de la commission chargée de surveiller le désarmement de l’Irak.

Chaque fois que les conditions semblaient remplies pour que l’Irak rejoigne la « communauté internationale », les Américains trouvaient un prétexte pour renouveler le blocus, décidé tous les deux mois par le Conseil de sécurité. En mars 1994, la France, la Chine et la Russie ont signé un communiqué affirmant que l’Irak avait respecté les résolutions de l’ONU et que le blocus ne se justifiait plus. Les États-Unis se sont opposés à la promulgation de ce texte.

Aller dans le détail des événements qui motivent la présente agitation ne présente pas grand intérêt : l’histoire de ces sept dernières années est ponctuée de tels incidents, dont la plupart n’ont pas franchi le seuil des médias spécialisés sur le Proche-Orient, mais dont certains ont abouti à des actions militaires : en 1992 avaient eu lieu ce qu’on pourrait appeler des « bombardements électoraux » à l’initiative de Bush. En pleine campagne électorale, sa cote avait dégringolé spectaculairement : il lui fallait une action d’éclat. La dernière fois que Clinton avait envoyé des missiles en Irak, c’était en septembre 1996, lorsque les troupes irakiennes étaient entrées au Kurdistan, et l’opération s’était soldée par un énorme fiasco : la CIA avait subi une débâcle sans précédent dans le registre de ses opérations clandestines.

Ces derniers temps, la coalition anti-Saddam avait commencé à s’effriter. L’opposition entre Français et Russes d’une part, Américains de l’autre, s’étalait au grand jour. Saddam Hussein a pensé qu’il pouvait accentuer les désaccords mais n’est parvenu qu’à ressouder la coalition.

Une action militaire n’aurait sans doute pas beaucoup d’effet sur le régime irakien, elle remobiliserait la population irakienne et l’opinion arabe. L’utilisation de la force aurait plus d’effets nuisibles sur la coalition que sur l’Irak.

Deux événements sont à mettre en relation pour expliquer ce qui se passe en ce moment, et qui accréditent l’idée d’une diversion pour masquer un double revers :

  • l’effondrement de la diplomatie américaine consécutive à l’arrêt des négociations israélo-palestiniennes ;
  • l’échec de la conférence de Doha, au Qatar.

La diplomatie US mal partie

Madeleine Albright, secrétaire d’État, fait sa première visite au Proche-Orient, le 9 septembre, après plusieurs mois d’arrêt des négociations de paix entre Israéliens et Palestiniens. L’élection de Nétanyahou au gouvernement en Israël a enclenché une dynamique de conflit avec les Palestiniens, avec la construction d’une nouvelle colonie dans la partie arabe de Jérusalem, l’affaire du « tunnel », la relance de la colonisation juive à Gaza et en Cisjordanie, les confiscations de terres, les démolitions de maisons palestiniennes, etc.

La diplomatie US tourne au ralenti. Albright tente d’empêcher l’embrasement des tensions dans une région stratégique pour les intérêts américains. Mais en même temps, Washington empêche systématiquement toute condamnation de la politique de Nétanyahou : ne jamais faire pression sur Israël pour infléchir sa politique.

Si Albright échoue, dit Hémi Shalev dans Yédiot Aharonot, « il est probable que le prochain attentat conduira à une confrontation violente et générale avec les Palestiniens, et même probablement à une guerre régionale globale ». Cette opinion n’est pas marginale, elle est partagée par la quasi-totalité des observateurs israéliens.

Le sommet économique au Qatar

Dans la foulée des accords d’Oslo et du retour d’Arafat à Gaza, une Conférence économique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord fut mise sur pied dans la perspective de création d’une sorte de zone de prospérité allant de l’Atlantique (Maroc) au Golfe. Une dizaine de chefs d’État, des centaines d’hommes politiques et une nuée de businessmen s’enthousiasmaient pour le projet. Le Qatar était l’organisateur de la dernière conférence, tenue du 16 au 18 novembre à Doha, la capitale de l’émirat. Cette conférence parrainée par les États-Unis devait servir à légitimer l’existence et le rôle d’Israël. En outre, le sommet était un enjeu important pour les États-Unis, car il devait montrer que la diplomatie américaine n’avait pas sombré avec le processus de paix.

Or, les chefs d’État de la quasi-totalité des pays arabes ont annoncé longtemps à l’avance qu’ils ne participeraient pas au sommet : l’Egypte, l’Arabie saoudite, le Maroc, le Bahreïn, les Émirats arabes unis, la Syrie, le Liban. Ceux qui s’y sont rendus n’ont été représentés que par des hauts fonctionnaires : Tunisie, Yémen, et même le Koweit, pourtant le « protégé » des États-Unis.

C’est une magistrale claque pour la diplomatie américaine.

Le retour de l’Irak : une catastrophe

On a remarqué que chaque fois que l’idée de la levée du blocus fait une petite avancée dans l’opinion, un incident est mis en avant et amplifié pour émouvoir l’opinion et la convaincre que le renouvellement est justifié. Cette obstination n’est pas provoquée par le souci de renverser un dictateur : les États-Unis se sont parfaitement accordés de bien des dictateurs jusqu’à présent, mais parce que le retour de l’Irak sur la scène internationale provoquerait une catastrophe en chaîne.

Déjà, en mars 1992, il avait été question de cela. Le Monde écrivait alors :

La décision de l’Irak de reprendre les discussions avec les Nations Unies sur les ventes de pétrole n’est guère rassurante pour les autres pays de l’OPEP. Certes il ne s’agirait pas de lever l’embargo mais, plus modestement, d’autoriser Bagdad à exporter du pétrole brut à hauteur de 1,6 milliards de dollars pour satisfaire les besoins les plus pressants de sa population. Il reste que l’engorgement des marchés pétroliers est tel (à cause de la surproduction saoudienne) que la moindre quantité supplémentaire de brut proposée fait craindre un effondrement des prix

(Le Monde, 22 mars 1992).

Dans l’éventualité d’un retour, même partiel, du pétrole irakien sur le marché, il était alors proposé un embargo contre la Libye. L’embargo devenait ainsi un mode normal de régulation du prix du pétrole ! Le retour du pétrole irakien sur le marché produirait une baisse des prix et serait une catastrophe pour l’Arabie saoudite, pour le Koweit et pour les États-Unis, car Riyad ne serait plus capable d’honorer les contrats d’armement qu’elle a signés.

Perspectives

À l’heure où nous écrivons, nous ne savons pas si les États-Unis vont bombarder l’Irak. La marge de manœuvre de Clinton dans cette affaire est faible. Il est coincé entre les pressions qu’il subit de l’intérieur, qui exigent le recours à la manière forte, et le refus des alliés d’y recourir, alors qu’il est impératif pour lui à la fois de maintenir l’unanimité de façade au Conseil de sécurité et de prendre des mesures fermes pour ne pas se déconsidérer auprès de l’opposition républicaine et de l’opinion publique.

Clinton est en fait placé dans une situation de fuite en avant, mais le recours à des bombardements sur l’Irak aurait des répercussions catastrophiques pour les États-Unis sur le plan de leur politique au Proche-Orient, où ils sont de plus en plus isolés.

Par ailleurs, si Saddam Hussein obtient que les méthodes de travail de l’UNSCOM soient modifiées, ce que nombre de membres du Conseil de sécurité n’excluent pas, ce sera un succès pour le président irakien.

Les États-Unis ne peuvent pas se permettre une stratégie incohérente dans leur approvisionnement en pétrole. Le soutien inconditionnel de l’administration américaine envers Israël est motivé essentiellement par cela. Il y a peu de chance que les stratèges américains continueraient à soutenir Israël s’ils n’y avaient pas intérêt. En 1956, le président Eisenhower avait mis à exécution ses menaces de coupure de crédits, menaces qui avaient été immédiatement suivies d’effet.

La différence avec 1956, c’est que le pouvoir israélien aujourd’hui est relativement plus indépendant de l’aide de Washington, grâce aux contacts directs que l’ultra-libéral Nétanyahou a établis avec certaines fractions du capital américain. Nétanyahou est très lié à l’aile la plus droitière du Parti républicain. Alors que la campagne électorale de Shimon Pérès était soutenue par Washington, celle de Nétanyahou a été soutenue financièrement par des businessmen américains et canadiens qui étaient loin d’être tous juifs : le Canadien Conrad Black, par exemple, est propriétaire du Daily Telegraph de Londres et du Jerusalem Post, dont l’ex-rédacteur en chef, David Bar-Ilan, est un des trois plus proches conseillers de Nétanyahou. « Cela crée une situation sans précédent en Israël : pour la première fois, le gouvernement est sous le contrôle direct de cercles d’affaires étrangers ou multinationaux, non sous celui des élites locales de l’armée, de la sécurité ou du secteur des affaires ou de l’industrie, comme c’était jusqu’alors le cas » [1].

Israël, selon David Niles, l’associé du président Truman, est « une sorte de porte-avions stationnaire pour la protection des intérêts américains en Méditerranée et au Moyen-Orient ». L’expression d’un secrétaire à la Défense, Melvin Laird, est peut-être plus triviale, mais tout aussi imagée : Israël joue le rôle de « flic en patrouille » [2]. Or, ce rôle de « flic en patrouille » a peut-être commencé à perdre sa justification dès lors que l’ensemble du monde arabe se détourne de la diplomatie américaine, et dès lors que le « flic en chef » Nétanyahou met en œuvre une politique qui va à l’encontre des intérêts fondamentaux de son commanditaire. Lorsque, pour la première fois, Nétanyahou se voit signifier, le 14 novembre, que la politique d’Israël porte « atteinte aux intérêts américains dans la région » [3], faut-il considérer la menace comme sérieuse ?

R.B.


[1Israël & Palestine Political Report, nº 197-198, sept.-oct. 1996.

[2Cf. L’Occident et la guerre contre les Arabes, René Berthier, éditions L’Harmattan.

[3Le Monde, 15 novembre 1997.