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Ubu, roi d’Afghanistan

Le jeudi 3 septembre 1998.

Quatre ans seulement après leur création, les Talibans semblent bien avoir gagné la guerre civile qui ravage l’Afghanistan depuis la chute du régime pro-soviétique en 1982. Les dernières villes du Nord qui leur échappaient encore sont tombées et la coalition hétéroclite de leurs adversaires paraît incapable de changer le cours des choses. Seule la peur de la défaite relie en effet ces chefs de bandes, médiatisés en occident au temps où ils portaient l’étendard américain de l’antisoviétisme, et hier encore adversaires acharnés. L’ubuesque et terrible régime islamique des soit disant « étudiants en théologie » s’impose donc à un pays ravagé par vingt ans de guerre et que recouvre maintenant l’obscurantisme religieux
.

L’enfer sur terre

Chacun sait maintenant que les Talibans imposent à la population une conception de l’islam qui rend la vie pratiquement impossible, particulièrement pour les femmes. Impossible pour elles de se faire soigner, d’aller à l’école, ou même simplement de sortir de chez elles sans être accompagnées de leurs maris ou de leurs frères. Pas question non plus de n’être pas recouverte du Tchadri, véritable prison de toile qui recouvre la femme des pieds à la tête avec pour toute ouverture une griffe métallique devant les yeux. Mais il ne faut pas perdre de vue que si cette loi islamique, sévère au point d’en être caricaturale peut s’imposer, c’est qu’avant les Talibans la situation des femmes n’était guère plus brillante. Quand Ahmed Shah Massoud, qu’on affecte en occident de prendre pour un modéré, était le maître du pays, les femmes étaient déjà sous le Tchadri et enfermées à la maison. Mais Massoud ses moudjahidines avaient combattu le démon soviétique et cela leur valait l’absolution de la part de journalistes occidentaux, pas très pressés d’aller voir les conditions de vie du peuple afghan.

Les Talibans se distinguent de la plupart des autres fondamentalistes musulmans qui, inspirés par l’Arabie saoudite, cherchent à concilier la tradition religieuse la plus stricte et étroite d’esprit avec la modernité économique et technique. L’objectif des Talibans est au contraire de « purifier » la société musulmane de tout ce qui pourrait ressembler à une influence étrangère. Il faut pour cela « punir la modernité » et en premier lieu la ville qui en est à leurs yeux l’incarnation.

Inquiétudes dans la région

L’installation durable d’un pouvoir intégriste et prosélyte à Kaboul inquiète ainsi les petits dictateurs qui dirigent la poussière des républiques ex-soviétiques à majorité musulmane situées au Nord de l’Afghanistan. Le Tadjikistan, la Kirghisie, le Turkménistan et l’Ouzbékistan sont tenus d’une main de fer par les anciens communistes reconvertis dans le nationalisme. Ils ont, ces derniers temps, fort à faire avec la montée en puissance d’un islamisme radical venu d’Arabie Saoudite. Ainsi le dictateur ouzbèque, Islam Karimov, a-t-il fait procéder à la fermeture de nombreuses mosquées et, c’est plus amusant, à des séances de rasage collectif. De l’autre côté de la frontière, la police politique et religieuse des Talibans oblige au contraire au port de la barbe et bastonne sévèrement ceux qui se seraient aventuré à seulement la tailler.

L’Iran, qui aspire de nouveau à un statut de puissance régionale, voit elle aussi d’un mauvais œil l’arrivée de ce pouvoir qui a vaincu la minorité chiite qu’elle soutenait et dont le contrôle lui échappe totalement.

Pax Pakistana

Les Talibans n’ont cependant pas que des ennemis ; ils ne sont pas tombés du ciel ou du Coran. Ils ont bénéficié de l’aide directe et massive du Pakistan pour leur création. Ce pays a toujours constitué leur base arrière et continue de les aider militairement. L’armée talibane s’est formée dans les camps de réfugiés afghans à partir d’un mélange d’anciens moudjahidines, d’anciens soldats de l’armée afghane et de « Talibans » c’est-à-dire d’étudiants en religion qui assurent dans la plupart des cas les postes de commandement. Leur chef est d’ailleurs un religieux, le mollah Omar. Le Pakistan fourni une partie des armes, le matériel de communication, et entretient l’armement le plus sophistiqué (la vingtaine d’avions et d’hélicoptères dont disposent les Talibans par exemple).

Tout cela s’est déroulé jusqu’à présent avec la bénédiction des États-Unis, véritables « parrains » de la mafia militaire qui gouverne le Pakistan. Pour les Américains, une seule chose compte : une stabilité relative en Afghanistan de manière à pouvoir exploiter le pétrole et le gaz d’Asie centrale grâce à la construction d’un pipe-line qui relierait le Turkménistan à l’océan indien. Dans cette perspective géopolitique il importait peu aux dirigeants américains qu’une poignée de fous sanguinaires imposent leur loi à la population afghane. Mais une fois de plus les stratèges yankee se sont montrés plus musclés qu’intelligents. Ils ne contrôlent pas les Talibans, comme ils s’attendaient à le faire, et se rendent compte que ceux-ci offrent le gîte et le couvert à des ennemis déterminés de la puissance américaine qui font sauter une ambassade de temps à autre. Retour de bâton qui montre que l’on peut être à la fois le plus fort et le plus bête.

Franck Gombaud