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« La Tribu : entretien avec Gérard Berréby et Francisco Milo »Jean-Michel Mension

Littérature singulière

Le mercredi 3 septembre 1997.

La page de garde mentionne : « contributions à l’histoire de l’Internationale situationniste et son temps. Vol. 1 : La Tribu, Jean-Michel Mension ». La page de garde peut induire en erreur sur la forme d’écriture choisie. Il ne s’agit pas d’un écrit universitaire, d’une étude savante (même si érudition il y a dans la simplicité volontaire des formules). Il s’agit de rappels à la première personne de faits menus, d’expériences de vie précises, dans un ordre chronologique sans souci de superflue datation. Il s’agit de souvenirs, d’une sélection avouée du passé où ce n’est pas le moi de l’auteur qui est en jeu mais les personnes, les événements, les situations rencontrés. À aucun moment Jean-Michel Mension ne tombe dans les mémoires car il ne se donne pas comme témoin de moments historiques. Il refuse ce que la postérité d’un des protagonistes — en particulier Guy Debord — aurait pu induire. Non. La Tribu relate, plus qu’il ne raconte, l’errance parisienne d’un groupe hétéroclite d’individus cultivant paresse et révolte, alcool et paroles, paroles d’alcool, dérives des hasards, espoirs créatifs des rencontres. Un groupe qui repousse la nuit pour dégriser le mensonge de l’asservissement de la vie. Au bout du livre, c’est une épopée, un portrait intérieur de groupe à la recherche rimbaldienne du dérèglement raisonné de tous les sens, du détournement des arts et du quotidien, par la récusation de l’ordre, le vandalisme, la délinquance en éclats de rire — pas toujours —, mais aussi une recherche toute contemporaine d’un dépassement du marxisme et d’une critique en actes de la vie quotidienne.

Le type de textes choisis est en soi révélateur. La Tribu est un texte dialogué, vives paroles accoudées à un zinc des existences telles qu’elles se suturent et non pas mortes écritures couchées sur le bureau des vies historiques dont l’univers mondain se repaît. Certes, ce n’est pas un récit prolétarien, quoi qu’il y ait souvent du Marius Jacob dans la révolte à vif des propos. Nous sommes confrontés à un écrit particulier qui scrute l’archéologie du situationnisme dans les actes de vie commune d’un groupe de jeunes unis par l’alcool, par le désir de la vacance, le devoir de la dérision, le plaisir de la provocation et la recherche du sens des révoltes minuscules. La relative abondance des photographies ravira peut-être les accrocs de l’histoire du situationnisme mais elles nous semblent avoir une autre fonction, celle de plaider en faveur du souvenir libre, de rappeler au lecteur qu’avant la théorie il y a la vie, pas celle des « gens illustres », non, celle de tous, la vie comme premier événement et les choix de déambulation dans les fissures sociales qui lui donnent son sens. La forme dialoguée souligne aussi que la vie est un croisement de vies, actions communes, interactions de choix.

Certains, par souci philosophique ou de critique littéraire, prendront ce livre comme un document sur l’Internationale lettriste et sur « l’aube de l’Internationale situationniste ». Ils feront la part belle à l’anticolonialisme qui soude ce groupe qui se retrouve chez Moineau, bistrot de Saint-Germain ; ils commenteront les tracts rétrospectivement annonciateurs de mai 68 ; ils traqueront les figures de Debord.

Nous avons autrement lu ce livre, nous l’avons lu comme une trace de vie qui va mener un adolescent jeune homme, de la tentation prudente à l’illégalisme et qui flirte avec la délinquance, à la révolte consciente. On sait que l’auteur deviendra trotskiste et l’on ne peut s’empêcher de se demander à la fin de l’ouvrage ce qui de son fond finalement plutôt libertaire et anticonformiste va tresser le pont vers le marxisme révolutionnaire. N’est-ce pas d’ailleurs une autre caractéristique du livre que de se présenter de bout en bout comme une écriture de l’anti-destin où l’être s’engage par-delà les préfigurations de la vie écoulée. Nous retrouvons alors l’atmosphère spontanéiste des pages de révolte, sans magnificence aucune, sans gloire poétique : une vie, des vies, la recherche d’un sens, tout simplement.

Philippe Geneste


Éditions Allia, 142 pages, 90 francs.