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Retraite, chômage, aspects culturels du problème

La Bifurcation manquée

Le jeudi 19 avril 2001.

D’emblée pointons un fait nouveau dans l’histoire politique et sociale récente : c’est bien le patronat (le MEDEF) qui a l’initiative de la « refondation sociale ». C’est évident en matière d’allocations chômage : le « CARE », fut adouci en « PARE », après subtiles reformulations et aménagement marginal des mesures les plus explicitement coercitives, mais la « philosophie » du projet patronal est quasi intacte.

C’est la ruse de la raison capitaliste contemporaine que de déterminer les termes de la négociation, et la position du problème. Ainsi, des experts (de gauche ?), également tiennent un discours sur la nécessité d’« une retraite à la carte ». Il est bien agréable de se voir présenter une carte achalandée, pour autant que l’on ait les moyens de choisir… Et, si vraiment on veut donner la liberté de choix - de continuer ou non à travailler - encore faut-il que les bénéficiaires du choix soient assurés de revenus permettant de choisir, (i.e. actuellement à 60 ans,) et avec une retraite suffisante, offrant la possibilité d’accéder, de droit, au statut d’inactif pensionné (retraité).

Or, les prochaines décennies seront celles de la prolifération des « nouveaux vieux pauvres ». En effet, pour des masses de jeunes précaires, d’étudiants tardifs, de Rémistes précoces (dès 25 ans), de récurrents chômeurs ne pouvant prétendre à l’ASS, la retraite même modeste « à taux plein » semble un pactole dont ils ne risquent guère de bénéficier, pour motif de trimestres insuffisants. L’avenir est sombre pour nombre de futurs non-retraités.

Contradictions économiques et culturelles

Un état de fait, qui contrarie la tendance à l’allongement de la vie productive (et explique les inquiétudes) : dès 55 ans, seul un sujet sur trois est encore en activité (salariée), à l’ANPE les inscrits du même âge sont dispensés de recherche et bénéficient d’allocations légèrement réévaluées.

Il y a actuellement, en France, 12 millions de retraités, qui pour la plupart vivent plutôt bien, bénéficient d’un loisir mérité et solvabilisé, encore perçu comme légitime après une vie de travail et d’efforts. À l’échelle d’une vie le temps de loisir (souvent actif, jusqu’à un âge tardif) tend à devenir égal ou supérieur au temps consacré au travail !

La cause de la pauvreté c’est… le manque d’argent

La phrase qui précède est d’une indécente évidence. Elle est pourtant due à J. K. Galbraith économiste de forte réputation internationale, auteur notamment de L’Ère de l’opulence (1961), dont le dernier livre Des amis bien placés, est cette année disponible aux éditions du Seuil.

Depuis longtemps Galbraith est partisan d’un revenu de droit, supérieur au seuil de pauvreté pour tous les citoyens des pays riches, en premier lieu. Immédiatement réactifs, les contradicteurs font valoir les abus prévisibles : les pauvres auraient les moyens de ne pas travailler ? ! Plus précisément, la capacité de refuser les mauvais travaux, mal payés qu’ils doivent encore aujourd’hui accepter par nécessité. Explosif. L’on comprend les inquiétudes du MEDEF (Denis Kessler) quant à la paresse des « chômeurs par confort ».

D’autant que malgré 12 millions de retraités, plus de 2 millions de chômeurs enregistrés, 300 000 dispensés de travail (à 55 ans), nombre d’occupés à des activité de camouflage et de préservation de la culture du travail… la productivité constamment augmente, la « société d’abondance » que prévoyait Galbraith (et d’autres), est visiblement devenue celle de la profusion, de l’encombrement, d’un gaspillage éhonté, d’un mimétisme consumériste exacerbé.

Mais, les pauvres, eux, manquent d’argent ? Pourtant l’argent ne manque pas, c’est une donnée immédiate de l’observation. Créer le manque, absolu (misère) ou relatif (pauvreté de situation, comparative, subjective), c’est la raison et le motif de l’expansion du capitalisme.

La source du problème qui touche les demandeurs d’emploi (chômeurs) et ceux, qui de droit sont dispensés d’emploi (retraités) est la même. En essayant d’examiner les choses sous un angle peut-être inhabituel, i.e. : culturel, en négligeant volontairement les aspects immédiatement financiers (combien d’argent dans les multiples caisses), en ignorants les arcanes, complications, obscurités des circuits de financements qui dissimulent une invisible et pourtant éclatante évidence, nous essayons ci-dessous de retourner aux racines d’une économie qui n’aurait jamais dû cesser d’être politique.

Gains de productivité dans tous les secteurs

À l’époque où perdurait l’affrontement du bloc capitaliste et du bloc communiste, la peur de l’ennemi, les énormes dépenses d’armements, étaient tout à fait nécessaires pour justifier la réduction des budgets sociaux, pour maintenir une rareté relative des biens, et inciter à la discipline d’entreprise. Bref, pour le système la paix était indésirable, car si les moyens de production mobilisés avaient été orientés vers les besoins civils et pacifiques… la surproduction aurait été menaçante. La disparition de l’ennemi principal (à l’Est en tous cas), a permis quelques déversements techniques (Internet) et productifs vers la production de biens civils — ce, avec un coût écologique énorme. Et, prix d’une augmentation de la sphère des besoins — ne pas avoir de télévision « à coins carrés », devoir se priver de téléphone portable, ou de l’usage d’une voiture « présentable », etc. peut-être ressenti comme une pauvreté relative, une « misère de position » (Bourdieu).

Dans le fond, culturellement parlant, la paix, la prospérité partagée sont indésirables, parce qu’elles risquent de faire surgir la menace du loisir généralisé, de l’effort authentiquement partagé. Les signes de cette émergence du loisir largement disponible (loisir actif, impliqué, citoyen, idéalement plus proche de l’otium romain, ou de la scholè grecque, que d’un vulgaire droit à la paresse de consommateurs gavés), les symptômes de la fin du travail (de ses modalités sous contrainte libérale) étaient, à la fois manifestes et mal perçus. Tant dans les comportements sociaux réellement perdurants (cf. plus haut), que dans de multiples ouvrages d’économie politique, de philosophie, de dénonciations des méfaits de la globalisation, etc.

Avec des nuances d’analyses quelquefois importantes, Paul Lafargue, Emile Zola, John-Mayard Keynes, Bertrand Russel, Joffre Dumadezier, Murray Bookchin, Hannah Arendt, Raoul Vaneigem, Jean-Marie Vincent, André Gorz, Radovan Richta, Jacques Ellul, Dominique Méda, Jérémy Rifkin, Roger Sue, Xavier Pattier, Françoise Gollain, Viviane Forrester… les revues Transversales, Pour, Alternative libertaire… au cinéma : La comédie du travail (prix Jean Vigo) et certains des protagonistes mis en scène par Robert Gédiguian (À l’attaque !)… ont pratiqué le démontage idéologique et culturel de la société du travail. Le vieux monde était menacé d’écroulement sous le poids de ses propres contradictions ; d’où l’offensive actuelle du MEDEF, et de ses alliés… dont certains sont issus du monde syndical.

Il n’y a pourtant aucune raison strictement économique pour allonger la durée des cotisations. Même en l’état actuel des modalités de perception des cotisations patronales et salariales, il y a de l’argent dans les caisses — pourtant aussi nombreuses qu’opaques. Sur les tendances raisonnablement prévisibles, nous avons : croissance de la productivité, 2 %/an, taux de croissance du Pib, également 2 %/an (comme durant la période 1980/2000), chômage (actuel) 9 %. Conséquence le PIB va croître de 40 % en 20 ans (2000/2020). Le rapport retraités/actifs occupés va passer de 0,48 à 0,66, soit une croissance de 38,5 %. Ceci pour le secteur privé, les prévisions sont un peu moins optimistes pour le régime des fonctionnaires… tout de même les tendances lourdes et réelles sont en contradiction totale avec les arguments du MEDEF !
Pour quelles raisons les « seniors » de l’an 2020 et après devraient-ils travailler jusqu’au seuil de la mort, survivre brièvement avec de maigres pensions, dans des conditions économiques et sociales inférieures à celles de leurs parents et grands-parents qui eux s’activèrent dans une société infiniment moins riche, moins productive ? Il n’y a guère de motifs économiques pour que la richesse collectivement produite profite seulement aux seuls retraités de la capitalisation, les vieux riches qui auront accès à la coûteuse jouvence des biotechnologies.
Le projet du MEDEF est une véritable crime contre la sûreté de l’esprit !

La bifurcation manquée

Un changement radical d’itinéraire politique et social était probable possible et désirable par beaucoup, une bifurcation productive était déjà sensible, visible presque. En somme, il n’y a pas de fatalité économique, la décision de l’octroi ou non d’un revenu est, en son essence, une question politique, de philosophie politique, avec en son insécable envers, la prescription du devoir de production. On ne peut revendiquer l’usage d’une partie de la richesse socialement produite sans d’une façon ou d’une autre contribuer à la production. Les retraités ayant travaillé ont droit à un revenu, les handicapés ne pouvant travailler sont sujets de la solidarité sociale des sociétés humanisées, les étudiants sont de futurs travailleurs, on leur donne parfois une sorte d’avance sur les fruits de leur production future. Les chômeurs sont en majorité demandeurs d’emploi, pourtant objets d’un soupçon récurrent, d’où l’ambivalence de leur statut, la précarité de leur revenu.

En substance, la question est celle du nombre des ayant-droit, et de la répartition sociale de l’effort de production. C’est une question de civilisation. Or, les gains séculaires de productivité, l’allongement de la durée de vie, les perspectives qui potentiellement, raisonnablement, vont dans le sens de la réduction de la durée hebdomadaire du travail, du nombre des années consacrées à la production économique dessinent un avenir possible, en contradiction radicale avec celui que veut nous imposer le MEDEF !

Pourquoi ne pas reprendre l’initiative des propositions réellement innovantes, plutôt que de subir une discussion dont les termes et les enjeux nous sont imposés ? Doit-on se résigner à ce que l’imagination soit aussi, en plus, le monopole des possesseurs du pouvoir économique et politique ? Sommes-nous condamnés à « la paix indésirable », donc à la guerre sociale ? Par qui ? pourquoi ?

Alain Véronèse