Dans le plus pur style maccarthyste, Front Page Magazine livre la liste des « dix Américains les moins honorables » établie par Ben Johnson et John Perazzo. Qui sont ces deux zouaves ? Ben Johnson est rédacteur assistant de Front Page Magazine, torchon sensationnaliste et populiste ultraconservateur. John Perazzo est l’auteur des Mythes qui nous divisent : comment les mensonges ont empoisonné les relations entre les races en Amérique, concentré de négationnisme en temps réel à propos d’une « prétendue ségrégation » aux États-Unis.
Le préambule de cette liste noire se passe de commentaires : « Les Américains ont retrouvé leur cohésion nationale après les attentats du 11 septembre, mais certaines personnes préfèrent être aux côtés de l’ennemi alors que ce dernier tue des citoyens américains. Ces dix personnes méritent le titre de "Dix Américains les moins honorables". »
Qui sont donc ces brebis particulièrement galeuses qui se refusent à bêler avec le troupeau des « patriotes » ?
Brian Becker, codirecteur de l’International Action Center de Ramsey Clark (ancien ministre de la Justice sous la présidence de John F. Kennedy) : « Il a qualifié l’attaque contre l’Afghanistan d’"attaque terroriste" et affirme que le 11 septembre est une conséquence des politiques américaines impérialistes. »
Michael Moore, réalisateur : « Il affirme que la guerre en Irak est menée pour des questions économiques et électorales et qu’on ne peut pas faire plus confiance à Bush qu’à Saddam. »
Danny Glover, acteur : « Il présente l’administration Bush comme impérialiste, condamne la guerre en Irak et l’embargo contre Cuba. »
John Walker Lindh, le « taliban américain » : « Il a servi dans les troupes d’Al Qaïda, mais nie être un terroriste. »
Oliver Stone, réalisateur « paranoïaque » : « Il a signé la pétition "Pas en notre nom". Il affirme que Ben Laden n’a pas encore été arrêté car il est protégé par les compagnies pétrolières qui l’utilisent pour mettre les Saoudiens dans l’embarras. »
James MacDermott, député démocrate : « Il s’est rendu en Irak peu de temps après l’anniversaire du 11 septembre et, depuis, affiche sa préférence pour Saddam Hussein contre Bush. »
Barbara Lee, députée démocrate : « Elle est la seule élue à avoir voté contre l’autorisation faite au président Bush d’aller combattre Al Qaïda en Afghanistan. »
Stanley Cohen, membre du Center for Constitutional Right (CCR) : « Il prétend que le gouvernement Bush et le gouvernement israélien commettent des crimes de guerre… contre le Hezbollah et le Hamas ! Il défend John Walker Lindh et l’icône gauchiste, le tueur de policier Mumia Abu Jamal. »
Lyne Stewart, également membre du CCR : « Elle légitime la violence ciblée et le terrorisme contre le système capitaliste. Elle a été emprisonnée pour complicité d’acte terroriste. D’après John Ashcroft (ministre de la Justice de Bush), elle a servi de messagère entre réseaux terroristes. »
Leslie Cagan : « Sympathisante communiste. Elle dirigeait les manifestations interdites du 15 février à New York. »
Passons sur des accusations qui, sauf dans le cas du « taliban américain », visent des opinions et des activités dont l’expression ou l’exercice est, en principe, garanti par l’« l’État de droit ». Passons aussi sur les amalgames grossiers, les imputations diffamatoires et les épithètes injurieuses dont cette liste est parsemée. C’est sa publication même qui devrait inquiéter. Dans le climat d’hystérie chauvine et de panique tous azimuts où le pays est plongé depuis le 11 septembre, on pressent, en effet, ce que la publication d’une telle liste peut signifier : un pur et simple appel au meurtre. Appel qui pourrait bien être entendu, étant donné que la libre possession des armes aux États-Unis permet à n’importe quel hurluberlu de jouer les justiciers.
Ces dix Américains « les moins honorables » qui veulent du mal à l’empire du Bien ne sont évidemment que la pointe émergée de l’iceberg de la trahison. On sait que les super-ordinateurs des différentes officines policières ou militaires chargées de veiller à la sécurité dudit empire ont déjà fiché plusieurs centaines de milliers d’autres citoyens, états-uniens ou non, coupables ou simplement suspects de sentiments « unamerican » (non américains). Pas plus « unamerican », pourtant, que n’étaient « antifrançais », il y a près d’un demi-siècle, les opposants à la « pacification » de l’Algérie. Ou que ne sont « antiaméricains », aujourd’hui, les militants européens qui se mobilisent contre la prochaine busherie.
Laissons donc les plumitifs à gages de Libé et du Monde entretenir sciemment la confusion entre anti-impérialisme et antiaméricanisme, comme ils le font déjà entre antisionisme et antisémitisme. Nous nous sentons évidemment plus proches de ces « mauvais américains » montrés du doigt chez eux, avant d’être éventuellement pris pour cible, que des va-t-en-guerre bien de chez nous, du genre Glucksmann, Finkielkraut, Bruckner, Goupil ou Adler. Sans parler du bon docteur Folamour-Kouchner, d’ailleurs déjà pressenti par les — non moins bons — Américains pour jouer les gauleiter dans un Irak dévasté soumis au protectorat yankee. Hormis la langue maternelle et la carte d’identité, que pourrions-nous bien avoir en commun avec les tristes sires du complexe militaro-humanitaire hexagonal !
Alors que l’intimidation, la persécution et la répression ont commencé à s’abattre sur les dissidents de l’Empire, tous ceux qui, en France, veulent mener avec eux un combat solidaire savent ce qu’il leur reste à faire. Descendre dans la rue pour crier : « Nous sommes tous unamerican ! »
Jean-Pierre Garnier