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Enrico Baj, le cœur sur la main

juillet 2003.

Il peignait des monstres à mourir de rire et d’effroi, mais c’est le cœur sur la main qu’il a vécu, l’ami Baj. Un bon morceau de la bibliothèque du Cira a pu être construit grâce à sa générosité ; la traduction et la publication de La Révolution inconnue de Voline en russe lui sont largement redevables. Combien de fois n’a-t-il pas donné aux compagnons anars des lithographies, des objets, des textes, la libre utilisation de ses œuvres (et, m’a-t-on dit, de sa table et de son cellier) !

Quand il avait pu exposer Les Funérailles de l’anarchiste Pinelli à Genève — contrepartie d’un don important de ses œuvres au Cabinet des estampes de la Ville ? —, nous avions été invitées à la plus bajesque des réceptions : avant les petits fours, discours champignacien de la mairesse, une vraie figure de Rubens (qui ne savait évidemment rien des tragiques événements qui avaient conduit, en décembre 1969, à la défenestration du compagnon Pinelli à Milan), dans une salle surchargée de rubans, de pompons, d’attaches de rideaux fanfreluchées, toutes merceries dont il aimait orner ses figures de généraux et de bonnes femmes. Les mains le démangeaient de se servir, il ricanait légèrement et nous étions prêtes à faire barrage de nos corps pour qu’il puisse se remplir les poches. La bonne éducation avait fini par prendre le dessus.

Vingt-cinq ans plus tard, c’est à nouveau le petit doigt en l’air que je l’ai rencontré, sur le Monte Verità en Suisse italienne, mausolée d’un mouvement post-romantico-artistico-anarcho-naturiste, où il présentait son Monument à Bakounine. Celui-ci — une caisse, un chevalet, la photocopie du visage de notre aïeul commun, le tout à répétition — avait été créé pour une exposition collective à Berlin, où une série d’artistes avaient construit ou détruit une série de monuments au susdit. Dans l’auditoire du Monte Verità, on avait parlé d’art et d’histoire et d’anarchisme avec sérieux et sourires. Peter Schrembs et moi-même avons alors soigneusement démonté l’idée même d’un monument, avec exercices pratiques à la clef : ciseaux et papier, vin et verres, clous et marteaux, épitaphes et épigrammes (vous pouvez voir et lire tout cela dans le joli volume publié en italien par La Baronata à Lugano, Baj Bakunin, atti del convegno). Baj était plus d’accord avec nous qu’avec les critiques d’art professionnels.

C’est ce qui ressort bien des deux ouvrages traduits par Jean-Manuel Traimond et publiés récemment par l’Atelier de création libertaire à Lyon : un recueil d’articles, Sous l’art, l’or, et des conversations avec Paul Virilio, le Discours sur l’horreur de l’art. Plus les « œuvres d’art » actuelles perdent tout sens, plus le monde moderne perd la tête, plus les marchands se remplissent les poches. L’œuvre de Baj, elle, fait sens : en témoignent aujourd’hui ses catalogues, ses expositions, ses livres (plusieurs titres publiés chez Elèuthera à Milan), jusqu’aux détournements et aux reprises. À partir de silhouettes réalisées d’après des personnages de ses grandes fresques, Les Funérailles de Pinelli, L’Apocalypse, des copains milanais ont monté un spectacle impressionnant dont il subsiste une vidéo, Re Ubu a Cernobyl. Mais, merde, le chancre de Tchernobyl a eu raison de notre Ububaj.

Marianne Enckell, Cira Lausanne