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L’Agriculture à la recherche d’une image

juillet 2003.

Ce n’est pas par hasard si le seul volet retenu dans les incidences de l’agriculture capitaliste, c’est l’environnement (souci qui s’est manifesté au début des années quatre-vingt). Parce que cette agriculture peut effectivement produire un peu plus propre ; il lui suffira, tout en continuant à éliminer chaque année 30 000 exploitations en France et à ruiner le tiers monde, de faire payer un peu plus le contribuable et le consommateur ! Pendant la réfection de la devanture, les affaires continuent !

Une agriculture plus propre ?

D’ailleurs, est-ce vraiment sûr ? Même l’aspect environnemental, le seul qui soit retenu, ne doit pas inciter à l’optimisme (notons que les mesures agri-environnementales ne représentaient en 1996 que 3,5 % des dépenses agricoles de l’Union européenne). Il faut comprendre que les fortes pressions exercées par les firmes de produits phytosanitaires sur les élus politiques et professionnels limiteront sérieusement les efforts de préservation de l’environnement. D’abord, si l’agriculture durable, qui ne fait pas l’objet d’un label ou d’un cahier des charges, prétend vaguement diffuser des pratiques plus respectueuses des cycles naturels, et si l’agriculture paysanne annonce sans beaucoup plus de précisions préserver les ressources naturelles, c’est surtout l’agriculture raisonnée qui risque de se généraliser.

Ce concept est apparu en France en 1993, avec la naissance du Forum de l’agriculture raisonnée et respectueuse de l’environnement, plus connu sous le nom de réseau Farre. Dès le départ, ce réseau compte parmi ses membres les principaux fabricants de pesticides et d’engrais, qui assurent une bonne partie de son financement, en collaboration avec la FNSEA. Son objectif est seulement de limiter le gaspillage, en incitant à épandre les quantités de produits chimiques « utiles ». Lors d’une assemblée générale d’une grande coopérative céréalière des Ardennes, à la question « Et si on produisait 20 % de moins et on réduisait les phytos de 50 % ? », la réponse a été : « On licencierait la moitié du personnel et on fermerait une partie des sites ! »

Comment pourrait-on résoudre les problèmes environnementaux quand on connaît les « contraintes » de ce type d’agriculture ? Qu’on en juge plutôt : pas d’interdiction de pesticides, pas de limitation des traitements, pas de réduction d’apports d’engrais azotés, pas d’obligation de rotations des cultures ; absence presque totale d’exigences en matière de gestion des sols, de paysages et de biodiversité ; pas d’interdiction des OGM et contrôle de 20 % des agriculteurs chaque année — à voir d’ailleurs — soit un contrôle tous les cinq ans. La plupart des prescriptions du Référentiel de l’agriculture raisonnée ne sont rien d’autre que les règles de base d’une agriculture conventionnelle pratiquée correctement. Il ne s’agit donc bien que d’une question d’image portée par des considérations purement commerciales.

Concernant l’agriculture biologique, qui exclut tout produit de synthèse et qui dispose de référentiels précis par production, il faut savoir qu’elle fait l’objet de tractations allant dans le sens d’une dégradation, parce que l’agriculture capitaliste s’accommode peu de ce mode de production. Ses adversaires s’acharnent pour obtenir un « assouplissement » du cahier des charges afin de pouvoir augmenter les rendements, traçant la voie d’un bio industriel qui tolérerait les grosses exploitations.

Une récupération à tout crin

Récupération économique, bien sûr : aujourd’hui, les grandes et moyennes surfaces vendent 46 % des produits biologiques, parce que le bio est un excellent vecteur d’image pour la grande distribution ! Récupération politique ensuite : l’essentiel étant de se relooker. Ceux qui, il y a vingt ou trente ans, dénigraient les pionniers du bio, semblent découvrir aujourd’hui les vertus de la conservation des sols ou de la lutte biologique contre les parasites. Tous ces tartufes ont désormais intégré l’écologie, humaniste de préférence : les conseillers généraux ou régionaux, les préfets qui s’affichent aux côtés de producteurs « modernes » ou qui déjeunent dans les restaurants biologiques.

Les limites apparaissent pourtant de manière très claire, ne serait-ce que par les réticences à subventionner l’agriculture biologique, en dépit des discours. Un congrès du CNJA s’élève contre la mondialisation mais pas contre le capitalisme. On prétend concocter un « grand projet pour l’agriculture bretonne », comme si cette mondialisation ne la tenait pas fermement dans l’étau des exigences capitalistes. On brandit une opération coup de poing contre un élevage illégal en laissant dans l’ombre tous les autres. On prétend instaurer un débat sur les OGM, mais un rapport du commissariat au Plan prône une ouverture progressive aux plantes OGM (à la condition hypocrite que l’État assure un contrôle strict) ; l’objectif étant de provoquer une brèche et de créer l’irréversible. Lorsqu’on entend le stalinien Luc Guyau suggérer fortement qu’il ne faut pas que l’octroi des aides publiques soit trop dépendant de critères liés à l’environnement, on a vite compris que le changement se fera dans la continuité.

Dans les dépliants en papier glacé, pas l’ombre d’une allusion au fait que l’économie de marché a détourné l’agriculture de son but primitif qui est de nourrir l’homme, pour faire de ses produits des instruments de spéculation.

Pas un commentaire sur la cogestion de la politique agricole menée par l’organisation mafieuse qu’est la FNSEA, maître absolu des lieux depuis un demi-siècle, ni sur l’échec, d’ailleurs prévisible, de la nouvelle loi d’orientation agricole et des contrats territoriaux d’exploitation. Pas un regard sur le désert rural, sur les villages qui meurent, sur le gigantesque gaspillage d’énergie.

Pas une considération sur l’arnaque de l’agriculture capitaliste : c’est-à-dire l’illusion d’efficacité qu’elle a entretenue en reportant la plupart de ses coûts sur l’ensemble de la société (près de la moitié du budget européen), sur la dépendance grandissante du monde paysan à l’égard des banques et des grandes firmes agrochimiques, notamment par le biais des OGM. Pas une pensée pour les millions d’agriculteurs que ce système a condamné au chômage depuis un demi- siècle en programmant systématiquement leur élimination (alors que la libéralisation des échanges menace de mort sociale la moitié de la paysannerie mondiale, c’est-à-dire 500 millions de personnes, et que la moitié des fermes britanniques auront disparu d’ici à 2020, selon le principal expert agricole de Tony Blair). Pas un mot sur le processus d’intensification et de concentration qui alourdit financièrement l’installation des jeunes.

Le terrorisme alimentaire

Si certains se bercent encore d’illusions sur la capacité d’un système à se transformer de l’intérieur, qu’ils sachent que toutes les mesures écologiques, qui ont donc pour effet de restreindre les activités commerciales ayant un impact destructeur sur l’environnement, sont considérées par l’OMC comme des entraves au commerce, et sont donc « illégales » ! Qu’ils sachent aussi que le président Bush (le père de l’actuel guignol) a refusé de signer la Convention sur la biodiversité, car celle-ci risquait de contrarier le développement de l’industrie biotechnologique qui « valait » déjà 50 milliards de dollars, et que le guignol en question s’assoit sur le protocole de Kyoto parce qu’il menace les intérêts de l’industrie américaine !

Qu’ils sachent enfin qu’un projet du ministère américain de l’Agriculture consisterait à octroyer le label de l’agriculture biologique à des fruits et des légumes ayant été génétiquement manipulés, irradiés et traités par des additifs, ainsi qu’à des élevages d’animaux dopés en batterie, nourris de déchets d’autres animaux et traités aux hormones ! Comme l’écrit George Monbiot, professeur à l’université Thames, en Angleterre : « Les produits biologiques, dans le meilleur des mondes de l’impérialisme commercial américain, seraient pratiquement indistinguables des aliments classiques que l’on sait mauvais pour la santé. »

Il s’agit bien d’un « terrorisme alimentaire », selon l’expression de Vandana Shiva. D’une volonté, pour les firmes multinationales, de dominer l’agriculture par le biais des brevets sur les semences et les plantes, du génie génétique et des concentrations de capitaux ; de contrôler l’amont de la production (fourniture de semences, produits de traitement, machines) et son aval (transformation des produits). Il s’agit bien d’une stratégie totalitaire, à destination notamment des pays pauvres (où plus de 70 % de la population gagne sa vie en produisant des biens alimentaires), et visant d’abord à dépouiller des millions de personnes de leurs moyens d’existence et de leur droit à se nourrir, à détruire des systèmes d’alimentation et d’agriculture traditionnels et des siècles d’innovation collective, à anéantir des marchés locaux, à inciter les pays du tiers monde à produire des biens d’exportation de luxe, au risque de passer de l’autosuffisance alimentaire à une situation de famine, à modifier des habitudes alimentaires, à accroître la dépendance de ces populations pour mieux leur fourguer notre surproduction céréalière ou laitière, et nos OGM. Avec la complicité des États qui permettent aux firmes privées d’acquérir des centaines, des milliers d’hectares de terre ou de négocier des baux à long terme (au moins quarante ans !). Avec aussi le recours à une argumentation fallacieuse et imbécile qui oppose une « science sérieuse » (c’est-à-dire favorable aux entreprises) à une « science de pacotille », des « scientifiques sachant ce qu’ils font » à des « citoyens mal informés », et une prétendue « raison » à des « réactions émotionnelles ».

La dégradation des sols

Mais l’une des conséquences, à long terme, les plus dramatiques des politiques agricoles conduites depuis un demi-siècle est la dégradation physique et chimique des sols, parfois irréversible. Milieu vivant et complexe, le sol remplit des fonctions essentielles : production de biomasse agricole et forestière, milieu de vie, régulateur de l’écosystème, réservoir génétique.

Si l’utilisation de sols de qualité pour l’urbanisation et les transports constitue déjà une lourde privation pour les générations futures, les terres agricoles restantes subissent une dégradation permanente. Déforestation, abandon des rotations culturales de longue durée, monoculture de plantes annuelles, machines de plus en plus lourdes, travail intensif des sols, drainage, utilisation abondante d’engrais chimiques et de pesticides, surpâturage contribuent à l’appauvrissement, au compactage et à l’acidification des sols.

Si les causes diffèrent dans les pays du tiers monde, les effets sont encore plus redoutables. Plus d’un quart des terres émergées de la planète souffre d’érosion et de dégradation des sols. Et la désertification est directement liée à la pauvreté, pauvreté largement aggravée par l’économie capitaliste qui pousse les populations à détruire des sols fragiles pour seulement survivre. Plus de deux milliards de personnes vivent sur les terres sèches dans les régions rurales et les centres urbains de plus de cent pays dans le monde. Ce qui est en jeu, c’est tout simplement la capacité de nos descendants à se nourrir. « La qualité des sols pourrait très bien faire la différence entre la survie et l’extinction pour l’humanité », c’est ce qu’écrit Garrison Sposito, professeur en science des écosystèmes. La collectivité scientifique reconnaît l’urgence de la situation : irait-elle jusqu’à parler de crimes contre l’humanité ?

Un devoir de révolte

Pendant que l’on repeint en vert dans l’hémisphère Nord, les ravages se poursuivent au Sud. Et il ne s’agit pas seulement de l’exploitation quelque peu abusive d’une main-d’œuvre, de quelques débordements excessifs d’un système en voie de régulation. Il s’agit bien, comme l’indique le sous-titre du dernier ouvrage de V. Shiva, Comment les multinationales affament le monde, d’une entreprise criminelle qui, pour assurer des profits toujours plus vastes, risque de pousser à la faillite et même au suicide de nombreux producteurs, et de compromettre, pour des millions de personnes, la sûreté de l’approvisionnement alimentaire. Face à un tel cynisme, la seule réponse ne peut être que la mise hors d’état de nuire des firmes prédatrices, le renversement de tous les pouvoirs, la révolution sociale et libertaire : la jouissance pour tous des fruits de la terre.

Jean-Pierre Tertrais


Jean-Pierre Tertrais est militant du groupe La Commune, FA Rennes