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Spécial m’aigrir

Le Terrorisme normatif contre les femmes

juillet 2003.

Je m’aigris

Elle s’aigrit

Nous maigrissons



Comme à l’approche de chaque été, les couvertures des magazines chargés de diffuser les normes de la féminité recommandent de nouveaux régimes amaigrissants. Il s’agit pour les femmes de pouvoir se dénuder partiellement sur les plages sans faire injure au format corporel dominant. Dans le même temps, les publicités exhibant des pièces d’anatomie féminine (seins, fesses, etc.) se multiplient encore par rapport à la profusion habituelle. On voit des morceaux de femmes partout : sur les Abribus, dans le métro, sur le « mobilier urbain ».

J’illustrerai ici brièvement l’hypothèse que la fonction de répression et de contrôle idéologique des femmes de ces campagnes récurrentes est première, même si leur rôle d’incitation commerciale ne peut être nié.

Les industriels du prêt-à-porter, qui ne produisent pas pour une centaine de snobs fortunés, se sont d’ailleurs avisés récemment qu’ils s’adressaient à des femmes dont ils ignoraient les mensurations réelles, qu’ils ont entrepris d’évaluer par une enquête nationale. Les femmes sont aujourd’hui plus grandes, et leurs seins plus lourds qu’il y a trente ans. Le modèle dominant caricature la première donnée et ignore la seconde. Les mannequins sont recrutées, après casting mondial, parmi des filles présentant, d’un point de vue statistique, des anomalies physiques : longueur des jambes par rapport au tronc, notamment. Il s’agit de présenter à l’ensemble des adolescentes et des femmes un modèle que l’on sait hors d’atteinte.

Outre la presse féminine, une nouvelle production spécialisée dans le terrorisme normatif est apparue récemment : Light, savoir maigrir… Cette dernière revue publie par exemple un dossier sur « Les méthodes les plus efficaces pour vaincre la cellulite [1] » : liposuccion (chirurgie), lipotomie (injection de sérum physiologique et traitement aux ultrasons). L’article est illustré d’une part de photos en couleurs de jolies filles minces à la peau dorée, d’autre part de clichés hideux, flous et jaunâtres, qu’on dirait tirés des archives d’un camp d’épuration ethnique. Quelle impression peut retirer une femme « moyenne » d’une telle lecture ? Elle peut bien se priver de manger ou passer sur le billard, elle restera bedonnante et fripée, bien loin des lumineuses apparitions de la page d’à côté. Dans une livraison antérieure [2], le magazine publiait un article faussement mesuré, intitulé : « L’opération de la dernière chance : l’anneau gastrique. » Une femme y témoigne qu’elle a choisi cette opération, alors qu’elle sait que son obésité (réelle) était consécutive à un traumatisme (séparation d’avec ses parents à 11 ans). « Dès la première année, dit-elle, j’ai perdu 61 kg. Aujourd’hui, j’ai une pêche d’enfer, un moral d’acier et j’ai décidé de fonder cette association pour conseiller les gens souhaitant ou s’étant fait opérer. […] J’explique aux gens que la gastroplastie doit rester une aide et n’est pas une solution miracle. » Comment douter que pareille évocation fasse au moins rêver beaucoup de femmes, très éloignées de l’obésité, mais confrontées à l’échec (d’ailleurs annoncé) de tous les régimes ? Croit-on que la crainte de la souffrance, d’effets indésirables ou de dépenses absurdes soit dissuasive ? C’est sous-estimer l’effet du terrorisme normatif. Des milliers de jeunes Chinoises aisées se font opérer des jambes [3]. On coupe les tibias ; on installe des broches métalliques et des écrous que l’on tourne ; si tout se passe bien l’os se reconstitue. Au prix de six mois d’immobilisation, de risques très élevés de complications, et de 1 150 euros, les patientes peuvent espérer gagner 10 cm. Dans les townships sud-africains, des centaines de femmes recourent à la ligature temporaire des mâchoires, effectuée par un dentiste, pour s’empêcher de manger, dans l’espoir (d’ailleurs déçu) de maigrir enfin [4].

Le modèle pornographique

Régimes amaigrissants et implants mammaires, on persuade les femmes qu’elles gagneront dans les tortures endurées un sauf-conduit érotique, comme on gagnait, par un pèlerinage, des indulgences pour le paradis. Si elles souffrent et modifient leurs corps, elles deviendront désirables comme elles le souhaitent, c’est-à-dire « pour elles-mêmes », dans la plus niaise et schizophrène des confusions romantiques. Il était logique que d’obscénité en obscénité, de nez en sein et de sein en croupe, ce terrorisme atteigne le sexe génital. Aux États-Unis se développe une chirurgie « esthétique » du sexe féminin : réduction des petites lèvres, rembourrage des grandes lèvres, liposuccion du mont de Vénus, recréation de l’hymen, lifting du capuchon du clitoris, et même « amplification » du point G au collagène [5]. Le chirurgien de Los Angeles qui a lancé la Design Laser Vaginoplasty explique que ses patientes fortunées viennent le trouver avec, comme modèle, des magazines pornographiques où les femmes ont des sexes de jeunes adolescentes, lèvres discrètes et glabres. Ce modèle infantile — que l’on peut interpréter comme une généralisation de l’érotisme pédophile, par ailleurs dénoncé jusqu’à l’obsession — puise aux sources des fabricants d’angoisse médicale : les lèvres développées étaient supposées trahir des habitudes masturbatoires. Aux États-Unis encore, ce modèle à la fois et contradictoirement esthétique, érotique et pudibond est imposé chaque année à « deux mille bébés de sexe féminin », dont le clitoris est jugé trop proéminent (connotations mêlées : laideur et excès sexuel [6]). Il sera chirurgicalement amputé ou replié. La journaliste du New York Times Nathalie Angier, qui cite cette information, remarque que les États-Unis disposent bien d’une loi interdisant l’excision, mais seulement pour motif religieux… On voit quelle haine sauvage du corps et du sexe féminin se perpétue sous couvert d’érotisation laïque et marchande de la société.

Le corps marchand comme cadavre

Au xvie siècle, des villes comme Arras s’entourent d’une ceinture de cadavres ou de morceaux de corps de supplicié(e)s, fixés sur des pieux ou accrochés aux arbres. Parmi les victimes, nombreuses sont les sorcières. Il s’agit le plus souvent de paysannes qui vaquent au lavoir, aux fours banaux, autour des puits et fontaines, connaissent la médecine des plantes et assistent les femmes en couches… heurtant ainsi le pouvoir ecclésiastique. Cadavres ou quartiers de cadavres sont autant d’enseignes de l’ordre : « Baliser les frontières de restes humains permet notamment de se rassurer en dominant une zone de danger, en montrant aux arrivants que la justice est efficace […]. Les détenteurs de l’autorité produisent donc une image de l’autre, de l’étranger à la ville, du non-domicilié qui souffre dans sa chair pour avoir transgressé des commandements ou des valeurs sociales fondamentales, sens du travail, obéissance, orthodoxie religieuse en particulier [7]. » Il me semble que l’on peut estimer pareillement que le système du terrorisme normatif impose une image de la Femme — d’abord aux femmes elles-mêmes — en suspendant en tous lieux (ville et campagne) des représentations féminines du corps érotique, dont on a vu que l’effet, outre l’enrichissement des fabricants de sous-vêtements, est un délire hystérique d’auto-agression, de mutation et de mutilation. Affranchi des pudibonderies religieuses, le capitalisme a su travestir une ancestrale peur des femmes en culte marchand. Les superbes photos des campagnes de la marque de lingerie Aubade ne sont pas supposées faire vomir, mais bander. Elles ont pourtant la même fonction — et le même effet — que des chairs en putréfaction : créer la peur, l’angoisse et la honte. Le système réussit le prodige que ce sont ensuite les victimes elles-mêmes qui s’affament jour après jour ou viennent réclamer qu’on les découpe au scalpel, en payant cher pour cela. Il manquait aux inquisiteurs le marketing et les mass média.

Je relève sous la plume d’un chirurgien esthétique, à propos de la « plastie mammaire d’augmentation », la formule suivante : « La rançon cicatricielle est minime. » Et pourquoi diable faudrait-il accepter de payer une « rançon », même minime, à de pareils voleurs de vie ? Ne serait-il pas préférable de refuser la captation quotidienne de nos désirs (et de nos inhibitions) au profit de l’ordre social ? Ce dernier sait, lui, quelle est la place de l’imaginaire érotique, du désir de plaire et de jouir, dans l’âme des humains cultivés. Il semble parfois que les révolutionnaires, eux, soit tentés de l’oublier. Or, pour imaginer pratiquement de nouveaux rapports passionnés, ce que Fourier appelait un Nouveau Monde amoureux, il importe pour nous d’avoir, comme l’esprit, le « corps critique ».

Claude Guillon


[1Savoir maigrir, nº 7, novembre 2002.

[2Savoir maigrir, nº 3, juin 2002.

[3« La Folie des grandeurs », Marie-Claire, avril 2002 ; « Pour gravir l’échelle sociale, faites-vous couper les tibias ! », The Guardian (Londres) reproduit in Courrier international, 20-26 juin 2002 ; New York Times, reproduit in Le Monde, 12-13 mai 2002.

[4Mail & Guardian (Johannesburg), reproduit in Courrier international, 27 septembre au 3 octobre 2001.

[5« Ces femmes qui se font lifter le sexe », Marie-Claire, février 2003.

[6Nathalie Angier, Femme ! : de la biologie à la psychologie, la féminité dans tous ses états, Robert Lafont, 1999, p. 100 et 104.

[7Robert Muchembled, Le Temps des supplices : de l’obéissance sous les rois absolus. XVe-XVIIe siècle, Armand Colin, 1992, p. 120-121.