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« Lost in translation »

de Sofia Coppola
Le jeudi 15 janvier 2004.

De Sofia Coppola, nous avons reçu un choc durable. Son premier film, The Virgin Suicides, venait hanter notre imaginaire, s’inscrivait avec les visages de ces jeunes filles sacrifiées à la structure familiale rigide, à la morale puritaine qui passait avant le lien affectif entre parents et enfants, surtout entre mère et filles. Quitter l’enfermement familial était suspect, pouvait contaminer le tissu familial, enrayer sa sainteté immaculée. Il règne dans la maison une terreur psychologique telle que le désir de disparaître, de mourir, de se suicider devient plus fort que l’envie de voir cesser ce cauchemar plus important que tout le reste, plus même que le désir de vie.

Lost in translation est tout le contraire des Virgin Suicides. Une comédie et non plus une tragédie. L’absence de place pour les sœurs sous tutelle (Virgin Suicides) devient le choix ludique de sa place dans Lost in translation. C’est enlevé, drôle, fin, même si le premier plan montre les fesses de l’actrice Scarlett Johansson, couvertes d’une très jolie culotte rose. On pense, tiens, encore une jeune fille de l’âge des Virgins mais tout de suite après, c’est évident, nous sommes dans un film très différent : « Je voulais faire quelque chose sur les impressions que j’avais de Tokyo, quelque chose de romantique sur le mariage et sur le passage à l’âge adulte. Nous avons filmé discrètement avec une petite caméra, sans lumière artificielle, prenant les gens dans la rue comme un plus. Le film est plein de choses que j’aime dans cette ville et, puisque j’y étais une étrangère, il y a aussi plein de choses sur les ratés de la communication entre les gens », dit Sofia Coppola. Lost in translation est un film pudique au casting parfait. Scarlett Johansson a d’ailleurs été couronnée à Venise pour son travail d’actrice, par le jury de la section Controcorrente, alors que le film remarquable de Sofia Coppola n’a obtenu qu’un seul des vingt-cinq « premi collaterali », prix parallèles, le Prix Lina Mangiacapre.

Sofia Coppola, 32 ans, réussit une comédie enlevée en confrontant une jeune femme, Charlotte, avec un homme d’âge mûr, Bob (Bill Murray), venu au Japon pour promouvoir une marque de whisky ; le whisky Santori. La jeune femme est mariée et accompagne son mari photographe. Livrée à elle- même, elle découvre le Japon sous les auspices de la modernité, dans son aspect le plus aseptisé. Sa chambre d’hôtel est Le Havre de paix, où elle réfléchit, écrit, écoute de la musique et souffre d’insomnie. Hors d’une vie sociale réglementée, elle a peut-être pour la première fois l’occasion de réfléchir seule, hors du lien familial ou marital. L’insomnie permanente aiguise ses sens, la rend perméable au moindre bruit, la rend téméraire. Dans le bar de l’hôtel, elle fait porter un drink à cet homme qu’elle ne connaît pas mais qu’elle devine américain. Lui, il l’avait déjà remarquée dans l’ascenseur de l’hôtel au milieu des Japonais se tenant là comme des zombies. Elle souriait, elle avait le comportement de quelqu’un de vivant. Leur rencontre est menée comme un jeu de l’Oie. Aux rencontres dues au hasard dans des lieux divers tels que la piscine, le bar ou les couloirs succèdent de vrais rendez-vous pour dîner, se parler ou boire ensemble. Sofia Coppola regarde ce géant de Bill Murray avec affection. Que trouvent les jeunes femmes à des hommes d’un certain âge ? Peut-être tenons-nous là un film qui s’interroge sur cette attraction-fascination en donnant enfin le point de vue d’une jeune femme. Un film qui fait exploser aussi le cliché que ces deux-là qui sont tellement bien ensemble devraient avoir une histoire, voir plus haut la culotte rose, et tout le tralala. Eh bien non, ils ne vont pas coucher ensemble. Mais ils vont s’apprécier, s’approcher, boire ensemble, parler ensemble, chacun scrutant l’autre pour connaître ce qu’apporte la vie. Un exemple : « C’est comment, plus tard, quand on est marié, quand on a des enfants ? »

Heike Hurst