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BoBo City

Le jeudi 15 janvier 2004.

Les bourgeois de gauche colonisent les quartiers populaires de Paris, et c’est tout l’idéal d’émancipation collective qui déménage.



À l’approche des élections régionales de 2004, Bertrand Delanoë, sans doute aiguillé par des conseillers en communication — si tant est que, faisant lui-même partie de la confrérie, il ait eu besoin de leurs conseils — semble avoir senti venir le vent mauvais d’une défaite éventuelle. Ne vient-il pas de faire savoir urbi et orbi que la politique municipale allait revêtir un tour plus « social » ? Peu de jours après, son homologue, « socialiste » lui aussi, de Lyon, Gérard Collomb, faisait de même, et pour les mêmes raisons.

Cet effet d’annonce en forme de bonne nouvelle arrive à temps. Car si le primat jusque-ci accordé aux « événements » culturalo-festifs du genre « Paris-plage », « Nuit blanche » et autre « Gay Pride » flatte l’ego des bobos, toujours à l’affût de « lieux » ludiques et branchés pour ressourcer leur « identité post-moderne », il ne suscite qu’indifférence voire agacement parmi les Parisiens que la hausse des loyers n’a pas encore centrifugée en banlieue. Or, comme ont pu le découvrir à leurs dépens les maires PS de Strasbourg et d’Orléans lors des municipales de 2001, un danger guette les élus locaux de la gauche officielle qui s’évertuent à remodeler la ville dont ils ont la charge selon les besoins de la bourgeoisie moderniste ou les désirs de la petite bourgeoisie intellectuelle : la défection des couches populaires, en représailles à l’abandon dont elles ont fait l’objet de la part de partis censés les représenter.

Devant la double menace de l’abstention ou d’un vote « protestataire » aux extrêmes de droite ou de gauche, il faut donc, autant que faire se peut, renouer avec la tradition de l’appel au peuple. Non plus, bien sûr, pour l’inviter à donner collectivement de la voix, comme jadis, en descendant dans la rue, mais à donner individuellement ses voix après être passé dans l’isoloir.

« Sociologiquement, Paris n’a jamais été aussi à droite », sous-titrait Libération pour souligner le contraste, que l’on présentait comme paradoxal, entre le résultat des élections européennes de 1998, pour la première fois légèrement favorable aux partis classés à gauche, et la consolidation de la présence bourgeoise dans la capitale. Et d’expliquer ce « paradoxe », avec l’aide du politologue de service toujours convoqué en pareilles occasions, par le « recentrage des élections municipales sur des enjeux locaux », qui, à la différence des enjeux nationaux, transcenderaient les clivages politiques.

C’était là, toutefois, oublier, en premier lieu, les effets du ralliement de la gauche institutionnelle à cette « culture de gouvernement » qui a provoqué l’effacement progressif de toute opposition significative entre la vraie droite et la fausse gauche. À l’échelle nationale comme à l’échelle locale, en effet, c’est désormais la vision « gestionnaire » de la politique qui prévaut. Ce qui est assez logique, somme toute, puisque les « partis de gouvernement », toutes tendances politiciennes confondues, ont pour tâche première de gérer la survie du capitalisme.

En réalité, les « attentes » prêtées aux « Parisiens » par les politiciens relayés médias ne sont pas de celles qui divisent : amalgamées sous la rubrique hautement consensuelle de la « qualité de la vie » (environnement, transports, culture et… sécurité). Il en irait tout autrement s’il s’agissait d’abord de satisfaire aux aspirations des milieux populaires, à commencer par la possibilité d’habiter et de travailler dans la capitale, dans un logement et avec un salaire décents. Mais ce n’est plus parmi ces milieux que se recrute aujourd’hui le gros des troupes électorales de la gauche institutionnelle. Et c’est à des exigences plus « qualitatives » qu’elle doit se montrer attentive pour pouvoir accéder au pouvoir local.

Point n’est nécessaire de puiser dans les statistiques ou de faire appel aux sociologues pour ressentir la perte de la substance populaire à qui Paris devait une bonne part de son identité urbaine. L’exil des ouvriers, des employés, des petits artisans ou commerçants traditionnels, qui n’a cessé de se poursuivre tout au long des quatre dernières décennies du xxe siècle n’a pas seulement laissé le champ libre aux promoteurs de bureaux ou de logements de standing, comme à la belle époque du pompidolisme immobilier. Avec le passage de la rénovation-bulldozer à la « réhabilitation douce », une nouvelle population a pris ses quartiers et ses aises dans certains arrondissements populaires. Jeunes cadres amateurs de vieilles pierres, journalistes et artistes à la recherche d’ambiances pittoresques, universitaires et chercheurs épris d’« urbanité », architectes, stylistes, graphistes, galeristes, designers et autres « créatifs » de la pub et de la mode dont la créativité saurait se passer de centralité, tous ont contribué sans état d’âme à bouter les prolétaires hors de l’espace parisien.

Or, contrairement à ce que supputent les commentateurs patentés des joutes électorales, un « environnement sociologique aisé » n’est plus forcément, de nos jours, défavorable à la gauche institutionnelle. Et cela d’autant moins que, l’embourgeoisement de l’électorat, à Paris comme dans les villes-centres des agglomérations, en général, est allé de pair avec celui des partis de la gauche officielle, comme le montre a contrario la marginalisation d’un PCF que la déprolétarisation de la capitale a réduit à un niveau groupusculaire.

Certes, tout ce petit monde persiste à se proclamer majoritairement « de gauche ». Mais il y a belle lurette qu’à ses yeux l’idéal de l’émancipation collective a perdu toute actualité. Seul compte, désormais, l’épanouissement individuel. Certes, « refus », « révolte », « combat », voire « insurrection » demeurent, plus que jamais, des mots d’ordre qui font recette. Mais, ce sont les « conventions » morales, les « codes » sexuels ou les « normes » esthétiques qui en constituent désormais la cible privilégiée. Cible pour privilégiés, à vrai dire, pour ces « rebelles de confort », comme les dénomme l’écrivain Philippe Muray, dont les « provocations », souvent sponsorisées par ceux-là mêmes qu’elles sont censées choquer, ne font qu’alimenter le cycle de la consommation et la diversion, économiquement et idéologiquement indispensables à la reproduction du capital.

Le « social », quant à lui, a été renvoyé à des préoccupations d’un autre âge — pour ne pas dire d’une autre classe — au profit du « sociétal » : relations de couple, entre parents et enfants, avec la nature, avec les dieux, avec soi-même… Autrement dit, priorité aux « problèmes de société », ceux qui concernent le mode de vie, d’ordre qualitatif comme chacun sait, et non le niveau de vie, renvoyés à de vulgaires problèmes d’intendance, depuis longtemps résolus, il est vrai, chez les néo-petits-bourgeois, en admettant qu’ils se soient, pour nombre de ces derniers, jamais posés.

Paris, ville de gauche ? Ville « de gôche », sans doute. Et encore. Jusqu’à quand ? Au vu de l’évolution des scores électoraux, depuis la dernière décennie du siècle précédent, couronnée par l’intronisation de Bertrand Delanoë comme maire au début du suivant, la capitale semble avoir temporairement échappé à l’emprise séculaire de la droite classique. Encore conviendrait-il de ne pas se méprendre sur le sens de ce que des observateurs à courte vue avaient interprété comme un « basculement politique ». Car ce changement récent issu des urnes ne fait qu’en confirmer un autre, observable, depuis quelque temps déjà, dans les rues et dans les esprits : l’« empetit-bourgeoisement » de Paris.

Jean-Pierre Garnier