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Gueules cassées et vaines tranchées

« La Ligne de front » de Manu Larcenet
Le jeudi 15 avril 2004.

« L’exaltation de la confrontation, l’odeur de terre retournée et de poudre, l’imminence de l’ennemi… Peindre la guerre va être passionnant : elle est si jolie ! » La poésie de Morancet, un général planqué, fait dégueuler le caporal Van Gogh. Le bonhomme qu’on croyait six pieds sous terre depuis 1890 avec une oreille au rayon boucherie se coltine pourtant le galonné le temps d’une aventure rocambolesque où « ça va cruellement manquer de tournesols… ». Leur mission ? Grimper au front et envoyer au président du Conseil des tableaux représentant l’« esprit » de la guerre. Histoire qu’il pige pourquoi les poilus rechignent à se faire trouer le cuir.

Les gaz puis les balles du peloton d’exécution destinées aux déserteurs, les gueules cassées et les cendres des villes… Des dialogues trempés dans l’acide. Avec son nouvel album La Ligne de Front [1], le dessinateur et scénariste Manu Larcenet signe un pamphlet violemment antimilitariste. Il sort des tranchées de 14-18 et s’attaque à la logique guerrière. Cette logique qui veut que le citoyen et le soldat ont le devoir de défendre la patrie.

Comme dirait le général Morancet :

« Si certains doivent être sacrifiés pour sauver le plus grand nombre, eh bien, nous devons le faire…

— Et si possible, sans trop d’états d’âme… », ricane Larcenet, planté sous le casque de Van Gogh.

La critique de l’auteur prend des accents libertaires. Elle épingle mine de rien l’injustice économique qui habille les uns en prolos et les autres en bourgeois. Elle insiste sur la responsabilité individuelle et balaye les « J’ai des ordres, moi aussi… » d’un revers de planche. Elle dénonce les décisions des politiques, « élus par le peuple… » et « trop éloignés du front pour bien saisir toute la réalité ». Apparaissent ainsi en filigrane le refus de la délégation de pouvoir et le désir d’égalité sociale. Du plouc au gradé, le pacifisme du dessinateur reste cependant intégral. Aussi Larcenet-Van Gogh ne se réjouit-il pas lorsque le général termine en bouillie pour les chats. Question de respect de l’être humain.

La bande dessinée amène également à questionner le rôle des médias en temps de guerre. Un miroir se dresse entre le peintre d’Arles, envoyé pour dépeindre le front « avec précision et honnêteté », et les journalistes d’aujourd’hui. Pour parler la langue du président du Conseil croqué par Larcenet : il faut ressentir « ce qu’éprouvera le soldat au moment de l’assaut », « plonger au cœur des combats », « voir la guerre dans les yeux de nos soldats ». Pas de toiles « bien documentées », non, de l’« émotion », coco…

De l’émotion, le peintre en file, à sa façon, à deux fantassins en déroute, à coups de jaune et de feuilles vertes tarabiscotées. Et voilà qu’au coin d’une case surgissent de nouveau points d’interrogation. Quel rôle joue l’art dans la société ? Un artiste et un bourgeois, ça serait-y pareil vu que ça ne bosse « ni à l’usine, ni aux champs » ? Réponse de Larcenet-Van Gogh : « Le bourgeois n’a d’autre rêve que de posséder alors que l’artiste n’a d’autre possession que ses rêves ».

Des ombres chinoises pour le souvenir des soldats crevés ; des tronches d’oiseaux, des gueules d’engoulevents, pour le destin funeste des autres ; des traits nets ou charbonneux ; de la grisaille pour les porte-fusils et des couleurs chaudes pour l’état-major… Y en a de pleines besaces chez Larcenet. ça, oui. Mais peut-être ne devons-nous plus y chercher ni morale ni sens : « Sur la ligne de Front, il n’y a plus rien. »

Hertje, groupe Ici et maintenant, Bruxelles


[1Manu Larcenet, Une aventure rocambolesque de Vincent Van Gogh. La Ligne de front, Dargaud, Collection Poisson pilote, avril 2004, 48 pages couleur, 8 euros.