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Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire

Le jeudi 6 mars 2003.

Sous le signe de cette phrase de Diderot, Michel Onfray crée une Université populaire à Caen. Il présente ici son projet.

Lorsque Zarathoustra eut atteint l’âge de trente ans, il quitta son pays natal et le lac de son pays natal et s’en alla dans la montagne. Là il jouit de son esprit et de sa solitude et durant dix ans ne s’en lassa pas. Mais enfin son coeur se transforma — et un matin il se leva avant l’aube, se plaça devant le soleil et lui parla ainsi :

« Ô grand astre ! Que serait ton bonheur si tu n’avais pas ceux que tu éclaires !
[…]
« Bénis la coupe qui veut déborder pour que son eau, coulant à flots dorés, porte partout le reflet de ta joie !
« Vois ! Cette coupe veut se vider encore, et Zarathoustra veut redevenir homme »

Fredrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra



La rentrée scolaire 2002 est finalement la première que je n’ai pas faite depuis mon entrée en classe de CP ! Dix-huit ans sur le banc des salles de classe comme étudiant puis vingt ans sur l’estrade en tant qu’enseignant, en fait je n’ai jamais quitté l’école… Quand j’y pense, il y a matière à frissons et à confidences sur le divan ! Rompre avec ce schéma et cette logique ne s’est évidemment pas fait sans de longues réflexions solitaires en amont. Finalement, j’ai quitté mes élèves avec tristesse, mais l’éducation nationale avec un réel plaisir…

Désormais libre, je n’avais pas envie de thésauriser mon savoir et ma culture en me contentant de gérer ma petite entreprise égotique d’écriture, de publications et de rencontres avec un public soit sur le mode VRP des conférences en librairie, soit sur le principe médiatique du consentement à deux ou trois émissions sur dix qui me sont proposées. Mon option libertaire me conduit à envisager mes acquis non pas comme un bénéfice à capitaliser en vue de rentes juteuses, mais comme une chance à dépenser de manière ludique et joyeuse. D’où mon projet d’Université populaire.

Je tournais autour d’une formule qui conserverait le meilleur de l’université et des rencontres informelles avec le public : la rigueur d’un contenu transmis dans les règles, le projet d’évolution dynamique de cet enseignement sur le modèle des cycles, la perspective initiatique inscrite dans la durée d’un séminaire annuel, le partage de trouvailles sur des recherches en cours ; mais aussi l’échange socratique ironique, l’usage d’une rhétorique soucieuse et respectueuse du questionnement de l’auditeur, la liberté intégrale et la gratuité absolue, dans tous les sens du terme (ni diplômes requis ou délivrés, ni droits d’inscription, ni contrôles), un genre de générosité consumée dans une dépense sans obligations ni sanctions.

À l’heure du cours inaugural — à l’amphithéâtre du musée des Beaux-Arts de Caen —, je souhaitais placer cette entreprise sous le signe de quelques philosophes dont la lecture m’accompagne depuis longtemps. Je n’ai pas envie d’une indexation à leur corps défendant, mais d’un genre d’hommage rendu ; je ne souhaite pas une prise d’otage, une captation d’héritage ou la revendication d’une filiation légitimante, mais des références qui valent comme autant de révérences, car je me suis nourri de ces pensées à la manière d’un affamé que ne rassasiaient pas les philosophes officiels de l’institution. À cette poignée de penseurs critiques, j’ai emprunté quelques notions utiles pour définir l’identité de cette Université populaire.

Étudiant en philosophie à l’université de Caen, fin des années soixante-dix, début des années quatre-vingt, j’ai lu et aimé les pages consacrées par François Châtelet à La Philosophie des professeurs (1970). Lorsque je me suis retrouvé devant mes élèves, j’ai pu mesurer combien il avait raison de présenter la discipline potentiellement dangereuse pour l’ordre moral et social comme une matière dévitalisée par l’artifice d’une liste d’auteurs et de notions officielles d’un programme, l’ensemble visant la production en fin d’année d’une dissertation ou d’un commentaire de texte coefficienté dont la note, neuf fois sur dix catastrophique, disparaît dans le chiffre des autres matières.

Vingt ans de pratique en lycée technique m’ont démontré à satiété combien la philosophie agit tel un prétexte pour laisser croire à la libéralité d’un système qui autorise qu’on pense, certes, mais oblige cette pensée à se couler dans un moule qui la châtre sous peine de sanctions. À l’heure où pour remédier à l’état des lieux on surcharge et complète la liste des auteurs au programme avec des saints, des libéraux, des religieux, des mystiques, à quoi l’on ajoute une refonte des notions qui permet subtilement de supprimer la philosophie au nom de l’histoire de la philosophie (moins dangereuse et plus facile à noter), je ne souhaite plus bricoler dans l’incurable.

Dans l’esprit d’un François Châtelet qui célèbre une philosophie critique, utilisable pratiquement dans le champ social et politique de son temps, il faut citer Jacques Derrida et ses travaux publiés sous le titre Du droit à la philosophie (1990). Où l’on apprend sur les conditions d’accès à la philosophie aussi bien pour les professeurs que pour les élèves (avec qui la mettre en scène ?), ses usages scolaires et non scolaires, l’extrême réduction des lieux et des supports où elle se pratique (où et comment ?), les instances qui légitiment les discours philosophiques (lesquelles et au nom de quoi ?). Mais aussi, et plus important en ce qui concerne ce projet d’UP, ses analyses sur la possibilité d’une authentique philosophie populaire, débat dans lequel Kant propose déjà sa solution en invitant qu’on y tende — voire la préface à la Doctrine du droit, première partie de la Métaphysique des mœurs. Ici comme ailleurs, la démocratie comme remède à la démagogie.

Je tiens à cette idée qu’on peut tenir une bonne distance entre le discours professionnel des spécialistes qui s’adressent exclusivement à leurs semblables, formant ainsi une communauté d’autistes satisfaits, et les marchands d’idées dans le vent tout à la gestion et à la promotion de leur trajet mondain. Ni la poussière des archives ni le plateau de télévision comme horizons indépassables de la pratique philosophique, mais un équilibre entre la bibliothèque et la diffusion publique du résultat de ses travaux et recherches. L’ensemble oblige au langage, à la forme et à la formule à même de rencontrer puis retenir le public désireux de philosophie.

Car il existe une réelle demande philosophique à laquelle il s’agit de proposer une offre digne de ce nom. Pour ce faire on lira avec bénéfice La Demande philosophique (1996) de Jacques Bouveresse qui réactive les options kantiennes : oui à la pratique populaire de la philosophie, certes, mais avec d’extrêmes réserves et avec l’obligation impérieuse de ne pas sacrifier à la rigueur, à l’analyse et à la recherche. Du temps, de la patience, du travail pour les demandeurs et pour les acteurs de l’offre : à l’évidence le droit à la philosophie oblige aux devoirs à son endroit.

Contre l’époque qui se caractérise plus par la revendication des droits que par l’observance de devoirs, Jacques Bouveresse invite à articuler ces deux temps pour obtenir une force digne de ce nom. Je souscris à cette volonté d’exiger du demandeur pour seul contre-don à l’offre philosophique qu’on lui fait un engagement à se hisser jusqu’à la philosophie et non une revendication qu’elle descende au niveau où il se trouve. D’autant que cette idée permet de comprendre le sens de l’ascèse cynique et de saisir en quoi Bouveresse est bien ce Diogène au Collège de France qu’il dit être (Le Philosophe et le Réel — 1998).

Dans la logique de ces aveux généalogiques je retiens de Pierre Bourdieu les analyses de l’intellectuel collectif développées dans le deuxième volume de Contre-feux (2001). Pour faire face à la pratique onaniste d’intellectuels soucieux de performances individuelles à même de permettre un positionnement dans le champ philosophique utile pour obtenir ensuite des bénéfices sonnants et trébuchants, l’intellectuel collectif suppose des actions communes, des associations d’égoïstes, pour le dire dans les termes de Max Stirner : il s’agit de passer des contrats ponctuels pour travailler ensemble, puis agir, afin de produire des effets concrets sur le terrain politique et social du moment. Par exemple, les recherche d’un Foucault sur la folie, les prisons ou l’homosexualité ont ainsi trouvé leur sens dans le prolongement militant.

L’Université populaire n’appartient à personne, sauf à ceux qui s’en emparent. L’idée surgit au xixe siècle à l’époque sinistre de l’Affaire Dreyfus, elle peut exister encore et toujours — aujourd’hui plus que jamais.

Pour ce faire, il faut envisager le travail en commun comme autant d’occasions de formuler ce que Nietzsche — et Deleuze après lui — appelait de nouvelles possibilités d’existence. Y travailler, y réfléchir, discuter des formes alternatives qui apparaissent ici ou là dans l’histoire. La formule caennaise se compose d’un atelier de pratique philosophique destinée aux enfants entre huit et douze ans (Gilles Geneviève), puis de séminaires consacrés aux féminismes (Séverine Auffret), aux idées politiques (Gérard Pouloin), à la philosophie générale (Raphaël Enthoven) et à l’hédonisme (moi-même).

À l’heure où Mai 68 passe pour la racine de tous nos maux il s’agit moins de l’achever comme une bête malade afin de s’en débarrasser que de le parachever et de l’accomplir sur le terrain des idées : dépasser la négativité de ce moment heureux de l’histoire qui a détruit, cassé, brisé nombre d’archaïsmes, certes, mais sans toujours beaucoup apporter d’idées alternatives, de propositions concrètes, de forces actives, d’éthiques et de politiques de substitution, de théories praticables pour notre époque présentée comme fatalement soumise au libéralisme. L’Université populaire s’y attelle forte de ce que le public fera d’elle…

Michel Onfray


Michel Onfray, né en 1959, a écrit une vingtaine de livres dans lesquels il formule un projet hédoniste éthique (La Sculpture de soi, prix Médicis de l’essai 1993 ; Le Désir d’être un volcan, 1996), érotique (Théorie du corps amoureux, 2000), pédagogique (Antimanuel de philosophie, 2001). Il signe, en 1997, son traité de résistance et d’insoumission, Politique du rebelle, et, en 2002, un hommage à Pierre Bourdieu, Célébration du génie colérique.