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Pourquoi sommes-nous si mal informés ?

Le jeudi 6 mars 2003.

Dans les médias, les informations défilent et se superposent à une telle vitesse qu’il est impossible d’y comprendre quoi que ce soit et encore moins de se construire une opinion critique. On est enfermé dans des schémas ultra simplistes. On peut regarder quotidiennement le journal télévisé, et même lire le journal, sans réellement comprendre ce qui se passe. Pire encore : on croit savoir.

Lorsqu’on vit directement des événements relatés par les médias ou bien lorsqu’on approfondit ses connaissances sur un thème abordé par les médias, on est frappé par le fossé qu’il y a entre la réalité et sa version journalistique. On est alors tenté par une interprétation manichéenne dans laquelle une censure directe s’exercerait de la part des institutions et des entreprises de presse sur la production de l’information. Or, les mécanismes de manipulation sont beaucoup plus subtils, et les contraintes économiques y jouent un rôle central.

Les médias représentent un outil de pouvoir énorme. Le « bon » fonctionnement de nos « démocraties » modernes nécessite le consentement de la majorité, et c’est à travers les médias que se crée ce consentement. Les puissances réelles que sont les pouvoirs économiques et le pouvoir étatique sont donc amenées à prendre en main cet outil d’influance, tout en respectant une façade démocratique.

Information marchandise

Pour comprendre le fonctionnement médiatique, il faut garder à l’esprit que les entreprises de presse sont des entreprises commerciales. Le principal but de leurs propriétaires est qu’elles leur rapportent de l’argent : l’information devient une marchandise comme une autre. Les ventes sont de moins en moins la principale source de financement (encadré) : ce qui rapporte, c’est de vendre de l’audience, un lectorat à des annonceurs publicitaires. Et plus il y a des personnes susceptibles de voir la publicité, plus l’espace publicitaire rapporte. Les entreprises de presse concentrent donc leur énergie sur la vente d’espace publicitaire.

Ce fonctionnement a bien sûr de profondes répercussions sur le contenu des médias en termes d’information. Pour gagner de l’argent, c’est-à-dire surtout pour vendre de l’espace publicitaire, il est nécessaire de capter le plus large public possible. Donc, au lieu d’avoir pour but d’informer, les médias vont produire un contenu qui va attirer un maximum de personnes. Ce qui va être mis en avant c’est l’information la plus spectaculaire, la plus facile à comprendre, voire la plus divertissante (le sport, notamment). Constamment les médias cherchent le plus petit dénominateur commun, c’est ainsi que l’information est traitée sur un registre émotionnel. Présenter un événement d’un point de vue émotionnel va bien plus capter l’attention du public que l’analyse de ses causes, celles-ci pouvant être relativement complexes et difficiles à expliquer pendant la minute trente d’un reportage télévisé… D’autre part, pour ne pas perdre son lectorat, ou son audience, chaque média se doit de ne pas remettre en cause les certitudes des gens. De ce fait, le discours véhiculé est très consensuel, il reste dans le cadre des normes les plus largement acceptées, il délivre le discours dominant. Au lieu d’informer, d’apporter quelque chose de nouveau, on se rend compte que les médias, pour une très large part, ne font que répéter ce que les gens pensent déjà. Et c’est lorsqu’il y a parfaite symétrie entre ce que le public pense et ce que les médias disent que ces derniers font les meilleures audiences ou possèdent le lectorat le plus large. Serge July, directeur de Libération, affirmait à la création du journal : « Moi vivant, il n’y aura pas de publicité dans Libération. » Que de renoncements depuis…

Journalistes précaires, autocensure

À la base de la hiérarchie médiatique, il y a les journalistes, ceux qui collectent et mettent en forme l’information. Et, parmi eux, les journalistes précaires, les pigistes, occupent une place de plus en plus grande. La proportion de pigistes est passée de 7,1 % en 1965 à 18,5 % en 1998 1, et cette proportion est beaucoup plus grande si on tient compte des pigistes non titulaires de la carte de presse, et l’ensemble des autres journalistes à statut précaire. « Dans ce rapport marchand régi par la loi de l’offre et de la demande, les pigistes sont dépendants du pouvoir des rédacteurs en chef. […] Si les propositions de papiers ou de reportages sont acceptés ou refusés au nom de la qualité rédactionnelle, en réalité, la décision dépend très largement de l’appréciation personnelle et subjective du rédacteur en chef, lui-même tributaire des exigences économiques […]. »2 Obligé de vendre ses reportages pour vivre, le pigiste réussit d’autant mieux qu’il incorpore dans sa propre vision du monde les contraintes économiques de l’acheteur. Il développe ainsi une autocensure qui s’exerce de plus en plus automatiquement au fur et à mesure qu’il intègre les contraintes de son métier.

Sources institutionnelles, journalisme de révérence

Pressés par ces contraintes, les journalistes reprennent de façon abusive des sources d’information très faciles. Les informations délivrées par les services de communication de l’État, des entreprises, des grandes institutions (FMI, banques centrales, etc.) sont très pratiques, très peu coûteuses car il suffit de reprendre leur discours, de recopier leurs dossiers de presse.

Les états ou les entreprises n’ont évidemment pas pour but d’informer. Les entreprises cherchent à vendre leurs produits ou à justifier leur activité. Combien de fois a-t-on pu voir des articles sur l’usine de retraitement de déchets nucléaires située à La Hague et qui reprenaient point par point tous les arguments de la Cogema, propriétaire de l’usine. Dans le cas des états, ceux-ci doivent constamment justifier aux yeux de leur opinion leurs actions, leurs décisions. Il faut « fabriquer le consentement » (Noam Chomsky).

Jamais, lors de l’intervention française au Rwanda il n’a été question de protéger les génocideurs, mais le discours de l’État, repris par les médias, parlait de « guerre humanitaire »… De ce fait, les médias deviennent des relais de la propagande des états ou des grandes entreprises.

C’est sûrement pendant les conflits armés que cela est le plus flagrant. Les seules sources d’information sont les états belligérants, et les médiad favorisent l’État dont leur pays est l’allié. Pendant l’intervention de l’Otan au Kosovo, la quasi-totalité des informations délivrées par l’Otan étaient reprises telles quelles dans les médiad sans qu’il ait de vérification. Dans le cas plus actuel de l’Afghanistan, la situation est similaire.

C’est l’administration américaine qui sert de source quasi unique. Elle a ainsi pu annoncer presque simultanément l’encerclement — dans un périmètre de 80 kilomètres — de Ben Laden et avouer ne pas savoir si ce « nouveau Satan » se trouvait encore dans le pays ; à chaque fois, l’administration américaine était citée comme source.

Le lien qui se crée entre le journaliste et son interlocuteur institutionnel, crée une situation de dépendance malsaine. Si le journaliste veut maintenir sa source de « scoops » il ne doit pas se montrer trop critique a son égard.3

L’exemple est extrême, au Japon, où les journalistes se réunissent avec les dirigeants au sein de « clubs ». L’accès à ces clubs est conditionné par une accréditation qui peut lui être retirée si celui-ci ne se montre pas assez révérencieux.

Les agences de presse sont une autre source facile pour les journalistes. Dans la presse française une très grande partie des informations diffusées sont issues de dépêches de l’AFP. C’est ainsi que dans la presse régionale (la plus lue en France), les articles concernant l’actualité nationale et internationale sont presque exclusivement des dépêches de l’AFP, reprises telles quelles.

L’information devient très uniforme et remet en cause le principe démocratique de pluralité de l’information. Un événement non ou mal couvert par l’AFP risque très fortement de passer inaperçu.

Constamment à l’affût des moindres faits et gestes des concurrents, personne ne lit plus la presse que les journalistes eux-mêmes. Se recopiant entre eux, une grande partie de « l’information » circule en vase clos. Les journalistes évoluent eux aussi dans un petit monde. Plus on monte dans la hiérarchie, plus ils sont carriéristes, plus ils privilégient la « respectabilité » et l’acquiescement des milieux du pouvoir. Pour justifier leur rôle, ils se voient investis d’une mission « éducative » vis- à-vis des audiences « ignorantes » souvent considérées avec mépris. En quête de clients faciles, ces journalistes font constamment appel aux mêmes experts et invi-tés permanents, toujours prêts à répéter les vérités officielles.

Pour des médias indépendants

Face à ce système médiatique verrouillé, il s’agit de construire des alternatives. Internet, encore réservé à une petite minorité, est un outil qui recèle un potentiel énorme. Des initiatives telles que Indymedia 4 montrent le chemin…

groupe de Starsborg de la FA

1. Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels.

2. Gilles Balbastre, Une information précaire, Actes III, 2001.

3. Alain Accardo, Journalistes au quotidien, Le Mascaret 1995.

4. http://www.indymedia.org


Pourcentage des revenus publicitaires

Les journaux américains et français.*

  • Moyenne aux États-Unis : 80 %
  • Moyenne en France : 44 %
  • Le Figaro : 70 %
  • Le Monde : 21 %

* Chiffres 1998. La Documentation française. Rodney Benson, La Logique du profit dans les médias américains, Actes III, 2001.