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Ni bleues, ni roses

Les Maisons closes

Le jeudi 23 janvier 2003.

Tout au long de l’Histoire, les États ont hésité entre répression et réglementation de la prostitution, considérant qu’elle ne pouvait être évitée, il fallait faire preuve de salubrité publique et encadrer les filles de joie ou filles publiques. Que ce soit dans un dictérion à Athènes, dans un lupanar à Rome, dans un bourdeau au Moyen âge en France, dans une maison close sous Napoléon ou maison de tolérance, ou actuellement un Éros center, le lieu attribué aux personnes prostituées est toujours un enfermement. Commencé sous Louis xvi, cet encadrement de la prostitution sera abouti sous l’an VIII par un arrêté de 1802 qui instaure une police des mœurs puis un fichier sanitaire, lequel permettrait de lutter contre les maladies vénériennes en augmentation depuis les retours de campagnes militaires. La responsabilité de cette recrudescence est attribuée aux personnes prostituées et la réponse s’impose : il convient de prendre des mesures permettant de les contrôler sanitairement (on n’implique pas des « clients »), délimiter les lieux de débauche et circonscrire tout débordement dans la sphère publique.

Les maisons closes ajoutent aux fantasmes masculins et elles feront l’objet d’ouvrages divers décrivant un univers faussé par l’imaginaire produit par l’éducation judéo-chrétienne de domination des hommes sur les femmes. Exaltées par Zola, Maupassant ou Boudard en passant par Sartre et Céline, elles n’en demeurent pas moins des espaces de transactions commerciales, avec un fonctionnement militaire hiérarchisé.

À cette époque, l’ouverture d’une maison close est autorisée par le préfet de police à la demande d’une future tenancière (appelée maîtresse, et souvent ancienne prostituée) laquelle va tenir un registre de ses pensionnaires avec contrôle sanitaire obligatoire. Les tenancières dépendent pour les locaux de propriétaires gourmands qui imposent des loyers exorbitants. Les sommes demandées seront répercutées sur le nombre de passes exigées des pensionnaires. Celles-ci sortent rarement, elles vivent en circuit fermé, encadrées souvent par une sous-maîtresse qui a la fonction de matonne. Selon les maisons, l’argent des passes est remis presque en totalité à la tenancière qui, en échange, les loge et les nourrit. Quand les filles sont aux jetons, le loyer qui est demandé par la tenancière empêche toute possibilité de sortir du circuit. Les tentatives d’opposition sont rapidement réprimées, soit par la sous-maîtresse ou le proxénète. Ces jeunes femmes sont souvent recrutées dans les bureaux de placement, dans les gares, etc., par des réseaux spécialisés, elles sont vendues à une maison close et sont à la merci de toute demande des « clients » sous peine de correction. Considérées comme des marchandises (appelées colis) ; elles peuvent être revendues à une autre maison sans pouvoir s’y opposer.

Les maisons closes n’ont pas toutes le même statut. Il y a les maisons de luxe qui reçoivent les hommes politiques, l’intelligentsia du moment, dans un cadre raffiné où les pensionnaires ne sont pas tenues à un nombre important de passes mais doivent souscrire à tout désir sexuel avec élégance et distinction ! L’imagerie populaire a retenu les noms du Sphinx et du One Two Two. Il y a en opposition les maisons d’abattage où la clientèle est plus rustique et où les pensionnaires font parfois jusqu’à cent passes par jour. On est loin des fantasmes érotiques et de la fascination pour la prostitution dans la soie et le velours. Ces lieux d’exploitation sexuelle fonctionnent sous l’autorité des municipalités et de la police institutionnalisant le proxénétisme et les réseaux liés au grand banditisme, générant un système de corruption des élus, des fonctionnaires d’État pour conserver leur trafic de femmes et leur maintien en servitude. Fichées, enfermées, surveillées, les pensionnaires, si elles sont malades, sont envoyées à la campagne, oubliées si elles ne sont plus rentables… et remplacées immédiatement. Le contrôle sanitaire s’avère inefficace, les médecins sont corrompus par les tenancières des maisons pour ne pas perdre leurs pensionnaires. Vers le milieu du xixe siècle, certaines personnes prostituées se rebellent et refusent d’intégrer ces maisons dont elles ne sortiront pas, et préfèrent se prostituer aux abords des bars et des cabarets. La police des mœurs multiplie les rafles et des abus s’ensuivent.

Si de nombreux pays européens ont adopté le système réglementariste pensant contrôler la prostitution, vers le milieu du xixe siècle, une prise de conscience commence à naître par rapport à ce système. Joséphine Butler, féministe anglaise protestante, fait le parallèle entre l’esclavage des noirs et la réglementation de la prostitution qui met en esclavage les personnes prostituées. Elle entame ce qu’elle appellera une « grande croisade » qu’elle mènera toute sa vie et trouvera des appuis de personnalités telles que Victor Hugo, Victor Schoelcher, Maria Deraisme, Jules Fabre entre autres en France, et aux États Unis, Lloyd Garrison et Wendell Philipps, à l’origine de l’abolition de l’esclavage des noirs. Lors d’une conférence à Paris en 1874, elle déclarera « Si la prostitution est une nécessité sociale, une institution de salut public, alors les ministres, le préfet de police, les hauts fonctionnaires, les médecins qui la défendent, manquent à tous leurs devoirs en n’y consacrant pas leurs filles… »

En 1927, un comité d’experts de la Société des Nations avait conclu à la suppression des maisons closes, laquelle sera effective dans quarante six pays avant 1939.

En France, cette lutte se terminera par la loi dite Marthe Richard du 13 avril 1946 statuant sur la fermeture des maisons closes. Ce sont mille cinq cent établissements en France qui sont concernés dont cent soixante dix sept à Paris. Le délai accordé aux tenanciers et tenancières est de six mois mais ce n’est qu’en 1960 après ratification par la France de la Convention onusienne sur la « répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui » que tous les bordels et maisons de passe seront pratiquement fermés. Il faut souligner que cette fermeture tant attendue par les abolitionnistes n’est pas que le fait d’un pur humanisme mais de quelques règlements de compte d’après guerre envers des tenanciers trop complaisants avec les occupants allemands.

Dès 1947, devant les pertes financières qu’ils accumulent, les anciens tenanciers des maisons de tolérance montent au créneau et interpellent des élus (eux-mêmes clients ?) pour la réouverture des maisons. Depuis, député(e)s, ministres, etc. réclament périodiquement la réouverture des maisons closes considérant qu’à défaut d’éradiquer la prostitution, la maintenir dans des bornes gérées par le législateur permet à la fois de protéger les personnes et d’avoir un contrôle sanitaire sur les MST, les MSI et le Sida.

Certaines personnalités du monde politique, artistique ou intellectuel dénoncent la position des abolitionnistes qu’elles considèrent moraliste et conformiste au nom de la liberté à disposer de son corps. Or, il ne faut pas mélanger partouzes de bourges et maisons d’abattage. Revendiquer la liberté de disposer de son corps au nom du plaisir, avec un ou plusieurs partenaires consentant(e)s n’a pas la même finalité que de se voir imposer par des marchand(e)s d’esclaves des passes où la rentabilité de la marchandisation du corps est le seul but.

En Europe, plusieurs pays font la distinction entre prostitution libre et prostitution forcée réclamant une harmonisation des systèmes juridiques en faveur du système réglementariste. Très habilement, ils font la distinction entre la prostitution et l’exploitation de la prostitution sous la contrainte. C’est le cas notamment des Pays-Bas, de l’Allemagne.

Les Pays-Bas ont distingué prostitution libre et prostitution forcée. L’interdiction des maisons closes remontait à 1912 mais la loi était peu respectée. Une nouvelle législation est entrée en vigueur le 1er septembre 2000 levant la dite interdiction.

L’article 250 du Code pénal fixe les modalités de fonctionnement et de répression (notamment protection des mineurs). Ainsi, ces nouvelles dispositions seraient plus favorables pour les personnes prostituées, lesquelles jouissent désormais de la même protection sociale que les autres salarié(e)s, étant considérées comme des travailleuses du sexe, et pouvant conclure des contrats de travail avec leurs proxénètes, considérés comme des employeurs et avoir accès au chômage.

En Allemagne, la loi du 1er janvier 2002 officialise les contrats signés entre des personnes prostituées et des maisons de passes. Déjà, la loi adoptée en 2001 accordait une protection sociale, médicale, le droit à la retraite et la possibilité de poursuivre les mauvais payeurs !

Au nom de la modernité, les lobbies pro prostitution se sont réappropriés les vieux arguments tendant à démontrer que le cadre offert aux personnes prostituées dans les maisons closes, Éros center, etc. leur permettait un meilleur suivi sanitaire et une protection contre les violences de la rue.

Si la prostitution apparaît dans l’Histoire avec l’urbanisation des campagnes et le développement des échanges commerciaux, le développement actuel de réseaux de prostitution et de la traite des êtres humains en vue de l’exploitation sexuelle, n’augure pas d’un changement de la société patriarcale, axée vers les profits du capital. Au nom d’une liberté tronquée, manipulée, les « entrepreneurs » marchands d’esclaves ont encore de beaux jours devant eux et pourront, avec le concours de certains gouvernements et de certains lobbies, insuffler dans les marchés financiers l’argent de la marchandisation des corps de femmes, d’hommes, d’enfants sans regrets ni remords.

Jocelyne