Accueil > Archives > 2003 (nº 1301 à 1341) > 1339 (4-10 déc. 2003) > [Citoyen, l’État veut ton bien]

Citoyen, l’État veut ton bien

Le jeudi 4 décembre 2003.

Il t’a prévenu : tu es en danger de mort. Paquets de clopes, vitesse et imprudences sur les routes… tu flirtes trop avec la tumeur maligne et le carambolage. Il faut te maîtriser, citoyen. Spécialement pour toi, les gouvernements mettent en œuvre de grands chantiers, ceux-là mêmes qui nourriront les prochains débats électoraux et permettront aux politicards en lice d’affirmer que les promesses faites n’étaient ni vaines ni gratuites.

C’est pour toi, citoyen, qu’en France les détenteurs de ton chèque en blanc se sont engagés dans la lutte contre le cancer et l’insécurité routière. C’est ton argent qu’ils dépensent en publicités et en appareils de contrôle. Et c’est avec ta redevance télé qu’ils organisent ces sondages où tu entendras d’autres citoyens triés sur le volet éructer de contentement à l’énumération des glorieuses avancées du gouvernement sur la question de ta protection. Après tout, tu serais bien tenté d’applaudir à ton tour. C’est vrai, le cancer, c’est moche. C’est vrai, les corps démembrés sur les autoroutes, c’est horrible. Alors il faut surtaxer les cigarettes. Alors il faut punir les contrevenants. Comme tout serait simple si l’on étayait son existence de telles certitudes ! Il faudrait approuver la lutte contre le tabagisme, mais cocher la case « sans opinion » aux questions de la pollution industrielle, de l’énergie nucléaire, des organismes génétiquement modifiés, etc. Puis s’effrayer aux premières sirènes médiatiques dès qu’une poignée de militants démontent un « restaurant » MacDo, détruisent un champ d’OGM, ou menacent la construction d’une énième centrale atomique. Et, au final, faire un triomphe à l’État quand il vient mettre de l’ordre dans tout ça. L’essentiel, citoyen, c’est que tu saches que si tu défends ton bien-être et ta liberté, ce sera pour te frotter, tôt ou tard, à ces services toujours casqués et armés, chargés de garantir une autre sécurité. Car en matière de protection, l’État se réserve le choix du client. Et si tu regardais bien, tu trouverais au creux de son aile ceux qui vendent les voitures « avec un tigre dans le moteur » et les 260 km/h au compteur. Tu y trouverais aussi les agences qui t’abreuvent de pubs où l’homme, le vrai, le « winner », doit posséder ce bolide qui lui donnera cet indispensable sentiment de bien-être et de puissance, et puis tu apercevras ceux qui font tourner les boîtes de nuit où, pour peu que tu allonges le fric, on te donnera pour toi tout seul la bouteille de whisky qui te fera te sentir le roi de la danse et ensuite de la route. Tu y verras, en somme, l’immense et éternelle galerie de ceux qui te vendent des armes et te poussent aimablement aux pires excès, en n’oubliant jamais d’indiquer quelque part et souvent en tout petit, que l’abus peut éventuellement nuire à ta santé. Ceux-là qui pilotent le capitalisme, qui à l’occasion graissent des pattes de hauts fonctionnaires, qui installent surtout les trônes de bois plaqué or, l’État les protège. C’est, pourrait-on dire, la moindre des choses.

Quant à toi, citoyen, l’État ne t’oublie pas. Lui qui ne produit rien mais distribue tant de cadeaux aux capitalos, il lui faut bien trouver de quoi payer les frais. En admettant que tu ne sois pas chômeur mais contribuable, tu te réjouis peut-être de la baisse des impôts tonitruée depuis des mois par le gouvernement. Mais lorsque tu feras la soustraction entre le peu que tu auras gagné et ce que tu auras laissé filer dans les amendes et la hausse des prix (tabac mais aussi tickets de métro, de stationnement, timbres, et tant d’autres choses), la surprise aura comme un goût de sel.

L’État veut ton bien, citoyen. De ta part il n’a, à vrai dire, jamais attendu autre chose.

André Sulfide