Accueil > Archives > 2004 (nº 1342 à 1380) > 1345 (5-11 févr. 2004) > [L’Ultra-gauche, histoire et confusion]

L’Ultra-gauche, histoire et confusion

Le jeudi 5 février 2004.

Voici le premier texte sur « l’ultra-gauche » publié depuis l’ouvrage « historique » de Richard Gombin paru en 1971. Ce livre arrive à point. Le siècle des révolutions vient de se terminer par la chute de ce qui incarna aux yeux du monde la « révolution réussie ». Il y a des enseignements à tirer de cette histoire. Ce livre nous donne la possibilité d’avoir accès à ce que pensèrent et firent des contemporains et acteurs de cette épopée. C’est dire que l’auteur a fait là œuvre utile.

Le gauchisme historique n’a rien à faire avec ceux que Mai 1968 qualifia de gauchistes. Il s’agissait alors de groupuscules qui s’inspiraient pour l’essentiel soit des thèses de Mao Tsé-Toung, soit de celles de Trotski. En revanche, les « gauchistes historiques » sont ceux qui ont été dénoncés par Lénine en 1920 dans son libelle connu sous le nom de la Maladie infantile du communisme (le gauchisme).

Le leader bolchévique sous des arguments théoriques dénonçait ceux qui remettaient en cause sa pratique politique, sa conception de l’avant-garde, et le rôle donné au parti. Les « coupables » provenaient du même milieu que lui, c’est-à-dire du mouvement ouvrier dit « marxiste ». Coupables dont les principaux meneurs venaient de Hollande et d’Allemagne. Lénine avait, alors, déjà fait le sort que l’on sait aux anarchistes.

Christophe Bourseiller retrace dans son livre l’histoire de ces groupes qui vont épouser les heurs et les malheurs du mouvement ouvrier au cours du xxe siècle. Il rassemble dans ce livre des informations éparses, mais néanmoins importantes pour notre compréhension.

Les jeunes générations n’ont pas entendu parler ou très peu d’Anton Pannekoek, d’Herman Gorter, d’Otto Rühle ou de Karl Korsch. Ceux d’entre eux qui se seront intéressés à l’œuvre de Karl Marx auront rencontré Maximilien Rubel, plus en tant qu’éditeur dans la collection de la Pléiade de trois tomes consacrés au père du « marxisme », qu’en tant que militant des conseils ouvriers. Le nom de Socialisme ou Barbarie aura traversé le temps en ce qu’il est lié à la carrière médiatique que firent entre autres Cornélius Castoriadis, Lyotard ou Lefort. Le terme de « situationniste », tout en gardant une odeur de scandale, est indissociable de la Société du spectacle de Guy Debord.

La pensée et l’action libertaires ne sont pas l’apanage des seuls anarchistes. Au sein de la partie « marxiste » du mouvement ouvrier, un certain nombre de militants refusèrent très tôt la conception développée par Lénine et ses amis d’un parti d’avant-garde, seul apte à diriger le prolétariat vers sa libération, tout comme ils s’opposèrent à un parti social-démocrate cogérant la société avec le patronat et rejetèrent le parlementarisme. Ce sont des militants venus de Hollande qui vont influencer les socialistes allemands. L’influence de Domela Nieuvenhuis, militant révolutionnaire d’abord marxiste puis anarchiste, semble avoir été décisive. C’est la révolution allemande de 1918 qui va accélérer la prise de conscience que la solution révolutionnaire réside dans la création des conseils ouvriers. Cette idée resurgira après la guerre de 39-45 au sein du groupe anti-stalinien Socialisme ou Barbarie, et par le travail patient fait par Maximilien Rubel entouré de quelques amis. Cette idée sera reprise par l’Internationale situationniste. C’est le cheminement de cette idée des conseils comme moteurs de la révolution que Christophe Bourseiller parvient à faire resurgir. Il raccroche tous ces gens les uns aux autres. Il dresse d’une certaine façon une généalogie intellectuelle et militante.

L’auteur n’est pas un militant, ni un sympathisant des « ultra-gauches » que ce soit sous la forme communisme de conseil ou « bordiguiste ». Il a l’honnêteté d’annoncer qu’il a « toujours nourri une instinctive sympathie pour ces cherchants, partagés entre la quête de l’utopie et la lucidité la plus implacable ».

Mais quoi qu’il dise que son « travail se veut avant tout un bilan historique », il ne s’agit pas d’un travail d’historien, même s’il a été rendu possible par le travail de deux historiens, qui ont chacun publié des ouvrages indispensables pour l’étude de l’ultra-gauche.

Si la partie qui concerne l’Internationale situationniste m’a paru particulièrement claire, celle qui concerne le mouvement anarchiste souffre d’une méconnaissance certaine.

Émaillé d’erreurs historiques, ce livre est de surcroît parsemé de commentaires qui montrent que si, incontestablement, Christophe Bourseiller sympathise avec les gens dont il parle, il n’a manifestement rien compris à ce dont ces gens parlent.

Deux exemples : l’antifascisme et l’« attentat contre le Reichstag de Marinus Van der Lubbe ». Si les communistes de conseils ont une attitude pour le moins distante (l’auteur dit discutable) par rapport à l’antifascisme, c’est qu’ils savent de quoi il retourne. Rappelons qu’à cette époque le parti communiste traitait le SPD (Parti socialiste d’Allemagne) de « social-fasciste » alors que ce dernier parlait de « nazi-communiste ». Le nazisme pouvait apparaître alors comme étant uniquement l’émanation du grand capital allemand, la partie raciste étant refoulée par la plupart des commentateurs. Il est facile après coup de porter un jugement moral sur une attitude compréhensible. On savait par ailleurs que l’armée allemande, sous la république de Weimar, s’entraînait clandestinement en Russie soviétique. Il faut remarquer que, tout au long de ce livre, Bourseiller va systématiquement sous-estimer la lutte permanente et meurtrière que les communistes staliniens vont mener prioritairement contre les ultra-gauches, anarchistes, puis trotskistes de tout poil.

Quant à Marinus Van der Lubbe, l’auteur oscille entre la dénonciation vigoureuse de l’acte à la façon des staliniens (« acte gravissime d’un déséquilibré » qui parachèverait « le discrédit » qui frapperait les communistes de conseils) et la description objective de ce qui s’est réellement passé. On doit remarquer que la fiction, mise au point par les communistes staliniens, d’une machination nazie efface toute autre revendication, celle des ultra-gauches apparaîtra longtemps comme une plaisanterie tant la version stalinienne des faits est acceptée.

Quant à l’acte lui-même, Bourseiller hésite à le faire entrer dans la catégorie de l’action directe et penche vers celle du terrorisme. Pour nous, il est clair que ce que fait Marinus Van der Lubbe, cette nuit-là, n’a rien d’un acte de terrorisme, il s’agit d’action directe. Le terrorisme est déjà dans la rue, il est au pouvoir. Les chefs communistes arrêtés seront rapidement libérés, expulsés vers la Russie, ils continueront leurs activités meurtrières tranquillement. Dimitrov mourra en 1949 au pouvoir en Bulgarie.

Plus près de nous, Bourseiller aborde le problème de la dérive négationniste de la librairie la Vielle Taupe. Il fait bien. Pour ceux de ma génération, cette librairie était le lieu, le seul lieu à Paris où nous pouvions trouver de la littérature marxiste anti-stalinienne. Dans le marasme de la fin des années 70, la liberté de publier tout et n’importe quoi devint une lutte en soi. Des camarades se trouvèrent embarqués dans ce combat et le manifestèrent publiquement, à propos des difficultés d’édition du livre de Faurrisson remettant en cause l’existence même de la liquidation des juifs par le régime nazi. C’est le cas de Gabriel Cohn-Bendit, mais par la suite nulle part dans l’ouvrage de Bourseiller n’apparaîtra le fait qu’il a déclaré en 1992, et de façon publique, son opposition fondamentale aux thèses défendues par les révisionnistes. L’auteur laisse le doute planer. De la même façon, Bourseiller, arguant du fait que la Librairie des Deux-Mondes met en vente et des livres révisionnistes et les Cahiers Spartacus, avance que « Spartacus paraît ainsi contaminé ».

On pourrait aligner encore et encore des commentaires sujets à caution, de la même façon les erreurs historiques ainsi que les oublis sont légion. Ce n’est pas, ici, le lieu.

Nous finirons par la conclusion. Qui est un morceau de bravoure, qui illustre bien mon assertion du début. L’auteur n’a rien compris à ceux dont il parle. Il termine en dressant l’acte de décès de l’ultra-gauche, pour trois raisons :

  • 1. Du fait de la chute de l’Union soviétique, il n’y a donc plus de Grand Satan à dénoncer ;
  • 2. Le « discrédit révisionniste » ainsi que la « suspicion sur l’antifascisme » nouveau péché originel signeraient « le suicide de l’ultra gauche » ;
  • 3. La fin d’une lecture critique du léninisme devenu sans objet de par la disparition (?) de cette idéologie.

Bourseiller tout à son travail de décryptage n’a pas compris que ce qui avait mobilisé les communistes de conseils et les autres ultra-gauches est toujours à l’œuvre, et que les moyens préconisés sont toujours d’actualité. L’injustice est toujours là, plus active que jamais, et l’organisation autonome des exploités sous une forme conseil ou autre est la seule réponse que l’on puisse formuler.

Pourtant, il faut lire ce livre et le faire lire car il comble pour partie un vide.

Pierre Sommermeyer


Christophe Bourseiller, Histoire générale de l’ultra-gauche, Denoël, Paris, 2003, 546 p., 25 euros.
l’ultra-gauche,