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Les Petites fleurs bleues de Galina

Le jeudi 5 février 2004.

Dans un récent numéro du Monde libertaire, Yacine nous a dit son enthousiasme à la lecture de La Révolution inconnue de Voline. Classique d’entre les classiques anarchistes, ce livre fut édité pour la première fois en 1947. Par la suite, Alexandre Skirda œuvra à la connaissance de cette période par la publication de plusieurs livres. Ce moment historique, les léninistes de toutes obédiences se sont efforcés soit de nous le cacher soit de le caricaturer de façon ignoble.

Certes, le travail de mémoire n’est pas facile. De notre côté, nous, les anarchistes, nous aurions trop tendance à enjoliver nos épopées et à faire trop souvent œuvre d’hagiographie. Le livre d’Ettore Cinnella, Makhno et la Révolution ukrainienne, est un travail d’historien véritable, sans concessions : il semble même qu’il n’ait pas particulièrement de sympathie pour les anarchistes.

Quand vous vous procurerez ce livre, ne manquez pas de commencer par la fin, par le récit (l’authenticité du document ne paraît pas devoir être mis en cause) de Galina, la compagne de Makhno, description brève de quarante jours de chevauchées, de batailles, d’accidents, d’exécutions de part et d’autres, de repos arrosés d’alcool, d’exactions diverses et de cueillette de fleurs : « Mais, franchement, comment pouvaient-ils protester, ces pauvres paysans terrifiés, plumés, tourmentés, épuisés par tous ces détenteurs de pouvoir de toutes les couleurs, contre la violence des makhnovistes bourrés — c’était leur heure, ils avaient la force, donc ils imposaient leur volonté. »

L’histoire de l’Ukraine de cette période ne peut se comprendre sans l’éclairage de la renaissance d’une conscience patriotique de « la Petite Russie » contre la Grande, avec des racines profondes jusque chez les intellectuels socialistes. C’est une période de confusion avec des alliances mouvantes et diverses entre les différents protagonistes. Cinnella semble dire que Galina, compagne de Makhno, ait eu un faible pour ce patriotisme-là ou, plutôt, qu’elle partageait une animosité certaine envers le vieil impérialisme grand-russien, alors bolchevique, contrairement à son compagnon qui choisit, lui, à plusieurs reprises de combattre les nationalistes « bourgeois » ukrainiens en s’alliant aux bolcheviques russes. Mais Makhno était avant tout un internationaliste. Selon Cinnella : « À cause de cette alliance manquée avec le mouvement patriotique [ukrainien], l’armée paysanne [de Makhno] s’enfonça dans un état d’isolement stérile et dangereux dont les bolcheviques profitèrent… » Cinnella pense que Makhno « a agi en ignorant ou en sous-estimant l’importance de la question nationale » ukrainienne.

Par ailleurs, il écrit que « Makhno faisait déjà preuve de cette fermeture sectaire envers le socialisme démocratique et libéral ». Plus loin, il écrit encore : « le choix de Makhno fut sectaire et intransigeant et fut dicté par une cécité politique totale ».

Blancs et nationalistes vaincus, grâce à l’action de Makhno et de son armée, les bolcheviques se retournèrent alors contre la Makhnovchina. En été 1921, les restes de l’armée paysanne se réfugièrent en Roumanie.

Le travail historien de Cinnella repose sur une bibliographie et des documents d’archives récents. La figure de Makhno qui en ressort n’est pas l’image d’un militant sans reproches ni celle exécrable donnée par Kessel dans son roman. L’auteur considère que ce mouvement est à replacer dans la grande révolte paysanne qui éclata entre 1917 et 1921 plutôt que comme une révolution anarchiste à proprement parler ; ce fut surtout une guerre plébéienne, des campagnes contre les villes, et une lutte contre l’État qui réquisitionne les denrées alimentaires.

Par ailleurs, en analysant les forces makhnovistes, il distingue trois parties : les masses paysannes et l’armée de Makhno, avec une certaine harmonie entre ces deux premières forces, et une troisième partie composée de l’intelligentsia anarchiste (et les anarchistes en général), surtout regroupée dans la commission « culture et instruction ». Ces derniers, « conseillers » de Makhno, s’efforçaient de « moraliser » un mouvement pas suffisamment sensibilisé par l’éthique libertaire. Cinnella rapporte à plusieurs reprises, reprenant les propos d’Archinov, que les anarchistes « restaient dans leurs propres cercles isolés et inactifs » se tenant trop à l’écart du mouvement.

Cinnella insiste beaucoup sur le sentiment autonomiste et indépendantiste propre à l’Ukraine, ajoutant que les anarchistes, « au nom d’une vision abstraite internationaliste et de classe […], dans les faits, [facilitèrent] la victoire du bolchevisme grand-russe ».

L’auteur ne cache pas que beaucoup reste à découvrir maintenant que les documents historiques deviennent accessibles, et donne son interprétation comme évidemment provisoire. Les anarchistes d’aujourd’hui soucieux de revisiter leur histoire sans manichéisme trouveront bénéfique cette parution de l’ACL.

André Bernard


Ettore Cinnella, Makhno et la Révolution ukrainienne, traduit de l’italien par Isabelle Felici, Atelier de création libertaire, Commune mémoire, Lyon, 2003, 136 p., 12 euros.