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« La Révolution inconnue, 1917-1921 »

Ni Lénine ni le Tsar

les anarchistes dans la révolution russe
Le jeudi 22 janvier 2004.

« Que le lecteur ne devienne pas anarchiste ; il n’est pas obligatoire de l’être. Mais ce qui est un devoir pour chacun, c’est de connaître l’anarchisme. », Voline



Quand l’Ukraine et l’Espagne vacillent aux mains des foules laborieuses pour sombrer à nouveau dans les ténèbres de l’étatisme, c’est notre siècle barbare de pénurie de guerre et de tortures qui s’illumine de rouge et de noir. Espoir ô combien illusoire mais tellement profond, tellement intense qu’il fera couler beaucoup de sang et beaucoup d’encre. Pourtant, parmi les ouvrages les plus précieux que comptent notre époque tourmentée, il en est un nombre très restreint qui, appartenant à l’historique libertaire, demeurent néanmoins connus du public. La Révolution inconnue est de ceux-là. Et, si on réédite ces témoignages à l’usage des générations montantes, c’est qu’elles sauront encore se passionner pour la formidable épopée des paysans ukrainiens, héros mythiques que la haine des bolchéviques poursuit dans les labyrinthes de l’exil mais qui, à travers l’authenticité de leur indéfectible idéal, parviennent à resurgir dans les pages les plus tragiques de l’histoire. La Révolution inconnue est l’un de ces témoignages vibrants qui, à partir des désastres d’une époque révolue, préfigurent les espoirs et peut-être les drames du futur.

De l’insurrection décabriste en décembre 1825 à celle de Cronstadt, des prémisses de 1905 à l’explosion de 1917, La Révolution inconnue fait le tour des faits et interroge minutieusement chaque événement. Elle jette une lumière toute particulière sur le mouvement makhnoviste et la répression de mars 1921 que Trotski, le « Gallifet de Cronsdadt », fera tomber sur la commune révolutionnaire. La répression d’avril 1918, où les bolchéviques persécutent de manière sanglante les anarchistes russes, ne manque pas d’être évoquée. Voline (Vsevold Mikhaïlovitch Eichenbaum) témoigne de faits historiques inédits lorsqu’il est publié, pour la première fois, en 1947, et raconte les expériences significatives qu’il a vécues, en restituant ce qu’il a pris au vif dans l’effervescence de la Révolution ; ce qui donne un contenu empirique à la lecture qui, se combinant au récit historique et à l’analyse théorique d’une pertinence remarquable, fait du présent ouvrage une véritable machine de propagande qui en aura convaincu plus d’un. On reste en effet abasourdi par le sérieux et la qualité de l’œuvre qui jette une lumière impitoyable sur le régime bolchévique et le marxisme en général.

On se laisse griser par une expression fluide, persuasive, une manière lyrique de tisser un convaincant parallèle entre la Révolution et le besoin de liberté, et on en oublierait presque que dans les éléments de preuves irréfragables que l’auteur apporte, il manque malgré l’aspect visionnaire de son esprit clair et ordonné la cohérence avec le temps présent d’un écrit qui remonte déjà à une cinquantaine d’années mais qui reste d’une prenante actualité alors même que le rideau de fer s’est écroulé et que les idéologies dirigistes ont immanquablement fait faillite.

Comme son nom l’indique, La Révolution inconnue lève le voile sur une grande inconnue, la Révolution russe. Une révolution qui va faire tomber le trône des tsars, renverser le gouvernement provisoire et la bourgeoisie montante, faire trembler le nouveau pouvoir prétendument révolutionnaire qui finira par la dompter et, en cela, la détruire, mais une révolution pourtant remplie de secrets, de controverses, de zones obscures si riches en enseignements.

Cet ouvrage posthume de l’infatigable militant libertaire russe Voline demeure aujourd’hui encore un grand classique de la littérature anarchiste. Ainsi avons-nous pu lire encore récemment dans d’illustres publications la teneur et l’importance contenue dans cet ouvrage incontournable, écrit directement en français alors que son auteur expulsé de Russie soviétique s’était réfugié en France dans le pays de Proudhon et de Sébastien Faure.

« La Révolution inconnue se lit d’abord comme un roman, un de ceux qui vous tournent la tête et vous engagent à ne pas baisser la garde, de ces romans qu’on appelle initiatiques et qui sont notre dernier recours quand tout invite à se renier », écrit Le Monde en l’honneur de ce que l’auteur de l’article, Gérard Guégan, appelle « la perle noire dont on ne se sépare qu’à contrecœur ». Le Magazine littéraire consacre également un article à l’ouvrage : « Les 772 pages de cette Révolution inconnue dans la Russie des années 1917-1921 constituent un document exceptionnel parce que cette sanglante épopée des anarchistes ukrainiens contre la dictature bolchévique russe demeure aussi méconnue que celle des anarchistes espagnols brisés par la double offensive du franquisme et du communisme stalinien. »

Enfin, Libération fait preuve d’une honnêteté intellectuelle tout à fait appréciable en publiant les propos qui suivent : « On ne dira jamais assez l’importance des témoignages et analyses de Voline sur la période révolutionnaire russe qui va de 1905 à 1921.[…] À le relire, on en vient à se demander comment on peut encore contester le lignage Lénine-Staline, sinon pour tenter de sauver le plus proche compagnon du premier, Trotsky. Et on reste étonné par la clairvoyance de ce militant révolutionnaire qui de l’explosion de 1905 à l’épopée ukrainienne de Nestor Makhno, a vécu la plupart des événements qu’il relate et dissèque, même si son éternelle volonté de s’effacer devant les masses lui interdit la plupart du temps de se mettre en scène. La vie de ce dynamiteur du mythe bolchévique est pourtant exceptionnelle. »

Exceptionnelle et pleine de lucidité, la vie de Voline se confond d’abord avec l’exigence d’un monde meilleur qu’il aura tout fait pour construire et rendre possible. Et, pour honorer son œuvre féconde, pourquoi ne pas lire un ouvrage aussi accessible et pourtant si riche ? La Révolution inconnue, sans doute meilleure entrée en matière, en guise d’introduction à l’anarchisme et, de toute évidence, œuvre indispensable à la compréhension de la Révolution russe, saura à défaut de convaincre le lecteur, lui plaire et l’intéresser à travers ces quelques centaines de pages passionnantes.

Yacine


Bibliographie succincte

  • Itinéraire, numéro consacré à Voline : biographie, témoignages, photos.
  • Rudolf Rocker, Les Soviets trahis par les bolcheviques, 106 p., éditions Spartacus.
  • Pierre Archinov, Histoire de mouvement makhnoviste, 283 p., éditions Spartacus.
  • Alexandre Skirda, Nestor Makhno, le Cosaque libertaire, 491 p., éditions de Paris.
  • Alexandre Skirda, Autonomie individuelle et force collective, éditions Spartacus.
  • Arthur Lehning, Marxisme et Anarchisme dans la Révolution russe, éditions Spartacus.