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Chicago entre le Tigre et l’Euphrate

Le jeudi 29 avril 2004.

L’affaire des otages en Irak a été l’occasion d’un déferlement de sensiblerie patriotarde en Italie.



Pendant que l’on débat, de préférence dans le calme feutré des salons, sur la question de savoir si la guerre en Irak fut juste ou pas, une évidence s’impose une fois de trop : la guerre est affaire de crapules.

Dernièrement, une vague d’enlèvements a rendu quelque inspiration aux spécialistes des choses de guerre, qui ont fouillé leurs archives pour mieux commenter la « libanisation » de la situation irakienne. On parle même d’une alliance entre chiites et sunnites pour bouter l’envahisseur coalisé hors des frontières, alliance prodigieuse étant donnée la haine mutuelle que se vouent les deux frères ennemis de l’islam… mais passons.

Quels que soient les instigateurs des rapts, on peut dire qu’ils ont réussi leur coup. Choisir pour cible les ressortissants de pays engagés dans la coalition contre l’avis d’une bonne partie de leurs populations respectives, pour mieux mettre dans l’embarras leurs dirigeants et réveiller, dans l’opinion publique, la grogne anti-guerre… c’est rusé. L’Italie vient d’en faire l’amère expérience. Le 10 avril dernier, Silvio Berlusconi paradait à Nassiriah aux côtés de ses troupes (près de 3 000 soldats italiens sont stationnés dans le Sud chiite), casquette militaire vissée sur la tête. Le spectacle dut agacer les allumés de la mystérieuse « Brigade verte du prophète », ravisseurs de quatre otages italiens, qui quelques jours plus tard annonçaient l’exécution de l’un deux, Fabrizio Quattrocchi. Et adressaient le message suivant au président du conseil italien : « Tu prends tes troupes et tu fous le camp, sinon on flingue les trois autres. »

Hasard des circonstances ou pas, l’Italie a appris la mort de l’otage à l’occasion d’un show télévisé. Le détail est, à ce propos, assez édifiant. « Porta a porta » — c’est le titre de l’émission — se proposait d’aborder la situation en Irak après l’enlèvement des quatre Italiens (car il faut bien faire vibrer la fibre nationale, hein), et recevait pour l’occasion Franco Frattini, le ministre des Affaires étrangères ainsi que — exquise délicatesse — une partie des familles des otages. Ainsi, l’ensemble des téléspectateurs et des participants a appris la mort de Fabrizio Quattrocchi en direct. L’angoisse des familles a dû patienter deux longues heures et attendre la dernière pause publicitaire pour connaître le nom de la victime, qui n’a été révélé qu’en fin d’émission. Tout cela en compagnie d’un ministre dont on n’imagine pas une seconde qu’il n’était au courant de tout… Écœurant.

Berlusconi, de son côté, n’a pas cillé. Pas question d’évacuer l’Irak. « Ils ont brisé une vie, ils n’ont pas entamé nos valeurs et notre engagement pour la paix. » Homme de l’image et donc homme médiocre, Silvio n’a pas le sens du verbe, c’est évident. Il a en revanche celui des affaires. L’Irak à reconstruire représente un marché énorme : infrastructures, bâtiments, distribution de l’eau, de l’électricité, etc. Les conditions d’exploitation de la main-d’œuvre locale n’ont jamais été plus favorables (près de 70 % de chômeurs prêts à tout pour ne pas crever de faim), et le cadre législatif particulièrement souple, sinon carrément inexistant. Barbara Contini, experte en coopération humanitaire internationale et actuelle gouverneur par intérim de la province de Dhi Kar (dont dépend Nassiriah), en sait quelque chose. Amenée à négocier auprès des entrepreneurs locaux dans le cadre de programmes de réhabilitation (écoles, hôpitaux, eau), elle se targuait, en septembre 2003, de ne payer que 30 % du montant total à la livraison de la première tranche de travaux. Et souriait de son avantage sur les autres ONG (parties depuis), à savoir de connaître les us et coutumes de la mafia. Science utile, apparemment, auprès des clans locaux pour débloquer un chantier, obtenir un soutien, une protection…

Parée de telles qualités et redevable au président du conseil italien de lui avoir octroyé des fonds (via Media Sept, une chaîne de Berlusconi), Barbara Contini a récemment fait une déclaration au Corriere della Serra, alors que les autorités de Rome et des médiateurs musulmans coopèrent pour obtenir la libération des trois otages. Et a peut-être parlé un peu vite, en affirmant que le versement de rançons était chose ordinaire en Irak. Rançon ? « Tout le monde paie, cela se fait depuis des siècles et des siècles. » Malaise pour Silvio dont l’intransigeance initiale risque de se ternir quelque peu. Mais Silvio est avant tout un businessman pour qui tout est négociable à partir du moment où l’on cesse de parler la langue du prophète, mais celui des affaires. Et il se dit plutôt optimiste quant au sort des otages.

Mais… et les otages, justement, qui sont-ils ? Des agents de sécurité travaillant pour la Coalition, peine-t-on à lire dans les médias. On sait que leurs familles démentent les informations selon lesquelles il s’agirait de mercenaires, voire d’espions. Mais on peut raisonnablement penser que leur rôle, sur place, consistait à protéger les intérêts de ceux qui remembrent le territoire, sous les auspices toujours monnayables des clans tribaux qui se disputent des aires d’influence. Gardes, puis otages, puis monnaie d’échange… Belle protection, en effet.

André Sulfide