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Réforme des retraites, acte deux

Retour vers le No future

Le mercredi 5 mai 2004.

La mise en place des fonds de pension s’accompagne de tonitruantes campagnes de pub. La peur de la vieillesse et de la misère sert de moteur à tous ces spots. Puant.



Une voix de femme, forcément suave : « C’était samedi dernier, je marchais dans le centre ville. C’est là que je l’ai rencontré. J’ai su tout de suite que c’était lui. On se ressemblait tellement… à la Caisse d’Épargne (voix d’homme, évidemment), il y a forcément un plan retraite qui vous ressemble. » Sur une autre station, ambiance cour de récréation. Un petit garçon demande : « On est quel jour aujourd’hui ? On est jeudi, lui répond une petite fille. Oh, déjà, ça passe vite, dit le petit garçon. Et j’ai encore rien fait pour ma retraite ! ». Dans la rue, sur de grands panneaux, une jeune femme, encore une, s’inquiète pour son avenir : « la retraite, ça se prépare ». Dans la presse, de pleines pages vantent les produits de telle ou telle banque, dans la plupart des quotidiens le problème des retraites déserte les pages « société », pour se retrouver parqué dans les rubriques économiques. Ainsi les fonds de pension, dont Raffarin a signé l’acte de naissance mi-avril, bénéficient d’une campagne de publicité assurée par les banques et autres organismes privés. Logique : un pactole de plusieurs milliards d’euros a été posé sur la table par le gouvernement. Il appartient à ceux qui vont se le partager d’achever le boulot. D’abord ont nous a martelé qu’au vu des déficits, il faudrait bosser plus longtemps. Maintenant il s’agit de nous faire comprendre qu’on a, de plus, tout intérêt à mettre du pognon de côté. Seconde phase d’intoxication des esprits : faire saisir l’importance, l’étendue de la réforme, à celles et ceux qui, naïvement, la pensaient dirigée uniquement contre les fonctionnaires. Répéter sans relâche que nous sommes, tous, concernés. Que ç’en est terminé de la solidarité. Que notre avenir est devenu un produit financier comme un autre. Comme un autre ? Sûrement pas, diront les banquiers. Ce produit-là est chargé d’un contenu émotionnel largement supérieur aux investissements classiques. Nous sommes tous censés avoir peur de la vieillesse et de la misère. Alors, imaginez, si l’une implique l’autre… Bref c’est un produit qui ne peut que rencontrer le succès, à condition, bien entendu, d’enfoncer le clou de la peur, de se fendre d’une belle campagne d’intimidation. Un matraquage organisé, mélange d’intox, de mots d’ordre et de coup de poings sur la table, une offensive médiatique d’une rare intensité a donc lieu, depuis quelques semaines. Relayée par le monde politique, elle draine vers les banques des millions d’éventuels pigeons, sensibles à l’argument de choc selon lequel hors l’épargne, point de salut. Les pubards, maîtres d’œuvre de la campagne, ne reculent devant rien pour rameuter le quidam : utiliser les femmes c’est malheureusement classique (la pub radio durant laquelle la fille tombe amoureuse de son plan d’épargne retraite, aperçu dans une vitrine, n’a pas été déclinée sur le mode masculin…). Faire dire à un enfant qu’il regrette de n’avoir pas profité de la récré pour penser à sa retraite, fait immanquablement songer à cette sortie de Seillière, qui avait déclaré, lors du sacre de Raffarin, que « la récréation » était terminée. Quelle que soit le domaine où elle applique ses « talents », avec ses gros sabots et sa culture de caste dominante, la pub ne peut que coller au projet de réforme des néoconservateurs, à ce que Serge Halimi appelle à juste titre le « grand bond en arrière ». Elle joue sur le primaire (enfance, amour, sécurité) et, selon son habitude, crée un besoin qui, jusque-là, n’existait pas, ou peu. Et qu’on ne vienne pas nous chanter le refrain éculé du second degré sur lequel joueraient ces pubs, ou le sempiternel « décalage » qui ferait toute leur valeur. Vis-à-vis du réel, une pub est toujours décalée. Ou alors ce n’est pas une pub.

Décalée, la campagne sur les fonds de pension l’est à plusieurs titres. En niant l’évidence d’une temporalité propre à l’humain, qui n’a rien à voir avec celle des cotations boursières : l’enfance n’est pas le lieu où peut se penser la vieillesse. De même, il est étrange et rare qu’une jeune femme de trente ans songe à celle qu’elle sera quand elle en aura soixante-dix. Tout cela, les jeunes gens bien élevés de la publicité le savent. De même n’ignorent-ils pas que sous couvert de décalage ils ont pour mission de bouleverser les codes habituels grâce auxquels nous nous projetons, de manière raisonnable (sans peur, sans inquiétude exagérée) dans un avenir qui n’a pas l’apparence de l’ennemi. Or, l’offensive actuelle vise rien moins qu’à nous dresser contre notre propre avenir. En ne faisant pas aujourd’hui « ce qu’il faudrait qu’on fasse », nous serions coupables vis-à-vis de celui que nous serons plus tard. Que l’enfant, et c’est heureux, ne sache rien de l’adulte qu’il porte en lui, que l’adolescent vive pleinement le présent, porte préjudice aux banquiers, lesquels rêvent de voir des jeunes gens de vingt ans souscrire des plans retraites. Ils savent qu’ils contribuent, par leurs matraquages médiatiques, à alimenter le malaise de leurs contemporains, quotidiennement soumis au feu des injonctions contradictoires : sois toujours jeune et belle ou beau, mais pense à tes vieux jours. Profite de l’instant, mais travaille pour demain. Consomme, dépense sans compter, en même temps n’oublie pas qu’il te faut épargner… Alors on ne s’étonne plus de croiser des jeunesses qui économisent pour acheter leur studio, ou d’entendre des vieillards de trente ans se vanter de ne plus fumer, de ne plus boire de café, de s’être mis au sport parce que c’est-bon-pour-la-santé, et que tant qu’on est en forme, c’est qu’on est pas malade. On espère pour eux qu’ils n’ont pas tout à fait renoncé aux plaisirs, mais on en est pas sûr. Car le culte de l’instant présent, en se superposant à celui d’une mort sans cesse repoussée, et donc d’un avenir sans limite, produit une schizophrénie avec laquelle il n’est pas évident de négocier. C’est sur ce genre de fumier que poussent les grosses fortunes d’une poignée d’homme d’affaires, chargés de nous brader notre propre avenir. Si c’est ça l’avenir, qu’ils se le gardent. Retour vers le No future !

Fred, Groupe Louise-Michel