Accueil > Archives > 1998 (nº 1105 à 1145) > 1117 (2-8 avr. 1998) > [Kosovo : Milosevic repart en guerre ?]

Kosovo : Milosevic repart en guerre ?

Le jeudi 2 avril 1998.

Après la mort de Tito, les couches dirigeantes du pays ont engagé une lutte pour le pouvoir dans les différentes républiques. Milosevic a utilisé la démagogie à la fois populiste et nationaliste pour se porter au sommet. L’un des thèmes de sa campagne était : « à bas la nomenklatura ! », l’autre thème était l’annexion du Kosovo et de la Voïvodine, qu’il organisa de main de maître [1].

À l’époque où prend forme le processus de désagrégation de la Yougoslavie, une grève de mineurs éclate au Kosovo, matée dans le sang ; des grèves et des manifestations secouent les régions de Zagreb, Ljubljana, et la Bosnie. Il est certain que si les luttes sociales avaient pu s’amplifier et s’organiser, la réalisation des objectifs des apparatchiks des différentes républiques auraient été quelque peu compromises, d’autres perspectives auraient été ouvertes. Les stratégies de développement des nationalismes ont utilement servi à canaliser, puis à briser ces luttes sociales. C’est en cela que les nationalistes, de quelque bord qu’ils soient, n’ont pas pour objectif la libération des peuples dont ils se disent l’expression, mais leur soumission.

Dès la mort de Tito, en 1980, une répression violente s’abat sur la population albanaise du Kosovo (90 % de la population), sous le prétexte de protéger la minorité serbe. Il faut, disent les autorités, empêcher que se développe une volonté d’indépendance de cette région autonome, qui est par ailleurs le « berceau historique » de la nation serbe. Dans la mythologie de la « nation serbe », le Kosovo joue un rôle à part. Cette région, où vit une majorité d’Albanais, était peuplée autrefois par les Serbes, lesquels ont été chassés vers le Nord à la suite d’une défaite que leur ont infligée les Ottomans en… 1389. Cette mythologie a été pesamment réactivée par les ex-communistes reconvertis au nationalisme dès 1981. C’est à cette date en effet, en mars-avril, qu’ont lieu des manifestations pour obtenir le statut de république fédérale (et non plus de région autonome), manifestations durement réprimées par les autorités fédérales de Belgrade.

C’est à cette époque qu’est mise en œuvre la méthode utilisée pendant la récente guerre en Yougoslavie, fondée, en théorie, sur l’idée de « sursaut national », et en pratique, sur l’action conjointe des milices et de l’armée régulière. Mise au point au Kosovo, elle a été appliquée par la suite aux autres régions de la Yougoslavie :

  • les milices jouent le rôle de pseudo-forces d’« autodéfense » des Serbes, s’affirment indépendantes de tout pouvoir, ce qui permet à ce dernier de les désavouer, éventuellement, devant l’opinion internationale. Formées en commandos, elles sont chargées de semer la terreur et de séparer les populations
  • l’armée joue son rôle traditionnel, s’occupe des opérations régulières ; sa fonction est en fait de protéger les milices et de maintenir l’ordre. En réalité, armée, milices et autorités politiques serbes travaillent en étroite collaboration.

Milosevic et le nationalisme serbe

Les Serbes, selon la théorie officielle, seraient les victimes d’un véritable génocide et d’un nettoyage ethnique au Kosovo. En outre, le régime communiste de Tito, qui avait accordé le statut d’autonomie à la région en 1974, aurait imposé une véritable amnésie sur l’histoire serbe. Enfin, les autres nationalités de la Yougoslavie, Albanais du Kosovo, mais aussi les Croates et les Slovènes, auraient rogné le territoire serbe et réduit le rôle de la nation serbe. En octobre 1986, un « Mémorandum de l’Académie des sciences de Serbie » dénonce le découpage par Tito des républiques de la Yougoslavie au détriment de la Serbie, et fait état des « menaces » contre les Serbes du Kosovo et dans les autres républiques de la fédération. Ce document dénonce la discrimination systématique dont auraient été victimes les Serbes sous Tito. La Serbie aurait été amputée délibérément du Kosovo et de la Voïvodine. Les Serbes auraient été soumis à une politique de « terreur » de la part de la majorité albanaise au Kosovo et ils auraient été soumis à une assimilation forcée en Croatie, équivalent à un « génocide ». 1986, c’est, rappelons-le, l’année de la glastnost en URSS. Or, le mémorandum, conçu par des membres de l’appareil bureaucratique d’un pays « communiste », va littéralement réintroduire dans le discours politique international les concepts de la guerre froide. Alors que partout on parle de liberté d’expression, de multipartisme et d’économie de marché, les dirigeants serbes continuent de raisonner en termes de confrontation Est-Ouest.

En 1987 la minorité serbe du Kosovo se plaint des « pressions économiques, politiques, voire physiques » auxquelles elle est soumise, et qui la poussent à l’exode. Les dirigeants (encore « communistes ») de Belgrade se rendent sur place. Le 24 avril plusieurs milliers de Serbes sont rassemblés sur une place d’un faubourg de Pristina, au Kosovo. La police disperse la foule. Un des dirigeants communistes lance alors : « Personne n’a le droit de toucher à ce peuple ». C’est Slobodan Milosevic, et il vient de trouver sa voie.

La stratégie d’expansion serbe

Milosevic lance alors une campagne d’une redoutable efficacité, baptisée « révolution antibureaucratique ». Le parti dont il est un apparatchik est en perte de vitesse. Le « communisme » commence à achever son déclin. L’exploitation des frustrations de la minorité serbe du Kosovo servira de tremplin à la nouvelle carrière de Milosevic. Il suffira de quelques semaines pour que l’apparatchik communiste se transforme en champion du nationalisme serbe. Ayant éliminé la concurrence à l’intérieur de la Ligue des communistes lors de la huitième session du comité central du parti, en septembre 1987, il a l’idée, en 1988, d’organiser des « meetings spontanés » en solidarité avec les Serbes du Kosovo, lors desquels il s’impose comme leader incontesté. Des manifestations de masse sont organisées durant l’été de 1988 en Serbie et au Monténégro, et aboutiront, en octobre et en novembre, à la démission des dirigeants de Voïvodine et du Kosovo. Le point culminant de ce processus sera en 1989 la célébration, au Kosovo, par un million de Serbes, du 600e anniversaire de la bataille — perdue mais néanmoins héroïque — du Champ des Merles, contre les Turcs.

Ces « meetings spontanés » joueront un rôle considérable dans la stratégie d’expansion serbe, car ils cimenteront l’« unité » du peuple serbe à travers des instances « populaires », donc légitimes, lors desquelles seront prises des décisions intéressant l’ensemble de la population serbe. Toute discussion politique véritable, toute contestation deviennent impossibles. Quiconque s’élevait contre les décisions de ces assemblées était taxé d’ennemi ou de traître à l’identité du peuple serbe. Incontestablement, ces assemblées, dont les opposants serbes mais aussi les autres nationalités étaient exclus, ont été un instrument extrêmement efficace de la mobilisation nationaliste. Le slogan : « Seule l’union sauve le peuple serbe » servira à faire taire toutes les oppositions.

La mobilisation s’achève en 1989 avec l’élection de Milosevic comme président de la Serbie. De janvier à mars des grèves et des émeutes avaient secoué le Kosovo, durement réprimées par l’intervention de l’armée. Il y aura deux grèves générales pendant l’hiver 1988-1989, une grève de la faim des ouvriers des mines de plomb et de zinc du complexe minier de Trepce. Ces mouvements firent vingt-quatre morts albanais.

Encerclée par des chars, l’Assemblée du Kosovo accepte sous la contrainte, en mars 1989, les amendements à la constitution qui donnent aux autorités serbes le contrôle de la police, des tribunaux, de la défense et de l’économie. Ce coup de force sera entériné en septembre 1990, par un véritable putsch constitutionnel qui réforme la constitution, supprime l’autonomie du Kosovo et de la Voïvodine et place ces régions sous hégémonie serbe. En janvier 1990, après une série de meetings, le Monténégro, sans que les dirigeants de cette république se fassent trop prier, d’ailleurs, tombera lui aussi sous la coupe de Belgrade.

Politique de peuplement et torture

Aujourd’hui, les Albanais du Kosovo sont victimes de violations massives de leurs droits les plus élémentaires, exclus de l’emploi, de l’éducation, de l’information. Ils ne peuvent être soignés dans les établissements officiels, devenus inaccessibles, et sont contraints de se soumettre à une médecine parallèle précaire. L’emploi, la médecine, la culture, la justice, le commerce, l’éducation ont été « rationalisés » depuis 1989. Les Albanais ont été obligés d’accepter les programmes éducatifs serbes, l’alphabet cyrillique. Les enseignants dans leur majorité refusèrent ces mesures et furent licenciés. Privés de leurs droits civiques, ils sont convoqués constamment par la police pour des interrogatoires qui peuvent durer 24 heures, emprisonnés pendant 30 à 60 jours, passés à tabac, parfois torturés.

La politique de terreur mise en place par Belgrade a suscité une résistance organisée, collective et sans armes. L’une des formes de cette résistance est la reprise de l’enseignement en albanais depuis février 1992. En octobre 1994, 400 000 élèves ont fait leur rentrée dans des écoles… clandestines, dans des caves, des maisons particulières, des fermes : « le crayon est une arme plus forte que les canons » enseignait-t-on. Propriétaires et enseignants sont sévèrement réprimés lorsque la police serbe les découvre. L’Association des enseignants albanais estime que 45 000 élèves et 12 000 enseignants ont quitté le Kosovo. La radio et la télévision en Albanais ont été supprimés, 1 500 journalistes renvoyés. Musées, théâtres ont été fermés.

Entre 1990 et 1992, plus de 100 000 personnes ont été licenciées, c’est-à-dire les deux tiers de la population salariée. Un programme de peuplement serbe encourage l’installation des Serbes au Kosovo grâce à des primes, des salaires plus élevés, des facilités de crédit pour acheter, alors que les Albanais se voient interdire toute transaction immobilière. Il y a là une remarquable identité de pratiques avec celles employées par le gouvernement israélien. Ce programme de peuplement, publié au Journal officiel de Serbie, évoque les « sombres traditions médiévales des Albanais » et leur « taux de natalité illogique »… Il s’agit explicitement de rendre le « berceau de la civilisation serbe » à ses « propriétaires originels » et de forcer les Albanais à partir. 52 000 cas de torture ont été recensés entre 1981 et 1988.

La résistance sans armes était un choix délibéré des Albanais du Kosovo, un choix difficile car la tentation est grande de prendre les armes. C’est aussi un choix difficile lorsque d’autres républiques proposent des armes — cela a été le cas des Croates — ou lorsque la République albanaise déclare qu’elle laisserait le passage à des hommes en armes sur son territoire. Une partie des Albanais du Kosovo ont récemment décidé de passer à la résistance armée. Ils pourraient bénéficier de conditions avantageuses, presque idéales, même, pour mener une guérilla contre les Serbes, dans la mesure où ils disposeraient d’un territoire de repli — condition indispensable —, d’un appui de la population, et probablement, étant eux-mêmes musulmans, d’un financement des pays musulmans. Un nouvel embrasement dans les Balkans est prévisible dont les populations, une fois de plus, feront les frais.

R.B.


[1Cet article est adapté du chapitre consacré au Kosovo de : Ex-Yougoslavie : ordre mondial et fascisme local, René Berthier, éditions Reflexe — ACL — Monde libertaire.