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Bois d’ébène

Le jeudi 20 mai 2004.

Si le Brésil véhicule encore l’image, certes éculée, de pays du métissage et de la démocratie raciale, il n’arrive toujours pas à se dépêtrer, y compris sous Lula, de celle d’une des nations les plus inégalitaires du monde. Or voilà que la lecture de Brésil, la mémoire perturbée, les marques de l’esclavage revient sur ce paradoxe apparent. De par ses trois siècles et demi de système esclavagiste, le Brésil est, en effet, né sous le signe des exclusions sociale et raciale. Colonie d’exploitation, le Brésil a « bénéficié », comme nul autre pays, de la traite négrière. L’Amérique portugaise a reçu, à elle seule, jusqu’en 1850, près de 40 % du « bois d’ébène » exporté par le continent noir. Autant dire qu’il était plus rentable pour un planteur d’importer du « nègre » que de veiller à sa pérennité productive. Cependant, en amont de ce système mondialisé, on retrouve les chefferies africaines, sans la complicité desquelles la déportation de quelque vingt millions d’hommes, de femmes et d’enfants n’aurait pas été possible. C’est pourquoi le premier chapitre de Brésil, la mémoire perturbée s’intitule sobrement : « Ce sont des Africains qui nous ont vendus ». Avec une langue dense et forte, la revue Maíra, qui signe l’ouvrage, nous propose ici non pas un livre de référence réservé aux seuls brasilianistes mais des textes qui bousculent bien des fausses évidences sans tomber dans un discours strictement compassionnel. Rien n’est ici tout blanc ni tout noir. Les zones grises l’emportent.

Démystifiant la légende de l’esclavage cordial, « sur les plantations, l’espérance de vie d’un travailleur captif ne dépassait guère les sept ans », Maíra égratigne aussi bien le mythe de la république de « Nègres » marrons de Palmares que les fables de la transition en douceur de l’esclavagisme au salariat et de l’automarginalisation des affranchis après 1888. Car non seulement le Brésil fut, avec Cuba, le dernier pays à abolir l’esclavage, mais encore ses élites économiques, les rois du café de l’Ouest de São Paulo, prises de court par la désertion des captifs des plantations soutenus par l’abolitionnisme populaire — le plus vaste mouvement démocratique que le Brésil ait connu — organisèrent dans l’urgence la relève par le truchement des immigrants italiens. Lesquels vont par la suite involontairement contribuer à exclure les affranchis du marché du travail.

Or cet apartheid à la brésilienne, qui n’a jamais reposé sur aucune loi, perdure. Et ce n’est pas parce qu’il existe désormais une moyenne bourgeoisie afro-brésilienne que le fardeau de l’homme noir a disparu. Les descendants d’esclaves, qui forment plus de 45 % de la population, occupent toujours les strates inférieures d’une société qui admet difficilement son racisme. Un racisme innervé par les trois siècles et demi d’une institution qui a façonné l’unité géographique et politique du Brésil, lui évitant le morcellement qu’a connu l’Amérique espagnole.

On pourrait regretter que l’ouvrage se termine plus faiblement qu’il n’a commencé. Mais c’est sans doute parce qu’il englobe la période post-esclavagiste. En effet, les luttes de classe que constituaient les sabotages quotidiens et exaspérants des esclaves ainsi que leurs révoltes sporadiques ont fait place à une série de combats de moins en moins subversifs car de plus en plus intégratifs. Par ailleurs, et c’est peut-être une des leçons paradoxales qui ressortent de la lecture de La mémoire perturbée, on aura du mal à comparer les conditions de vie, de plus en plus précarisées, du travailleur salarié moderne avec celles, effroyablement misérables, des captifs africains. Réduits à la condition juridique de biens meubles, ces derniers ne recouvraient leur humanité qu’au moment où ils commettaient un crime contre leurs maîtres et/ou son droit à la propriété. Certes, la barbarie capitaliste continue, cependant après la lecture d’un tel essai, on hésitera à employer sereinement l’expression « esclavage salarié ». La vérité s’accompagne toujours de nuances.

Benjamin Guinault


Maíra, Brésil, la mémoire perturbée, les marques de l’esclavage, éditions Ab irato. 8 euros. Disponible à Publico.