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De la productivité du bourreau

Le jeudi 20 mai 2004.

Le progrès est partout , quelle amélioration, quelle augmentation du rendement, quels résultats supérieurs depuis les temps obscurs où pour torturer on se contentait de fouetter, voire, si l’on se sentait un peu en colère, de jeter aux lions ! Faux progrès d’ailleurs que l’estrapade, la roue, les coins, la vierge de Nuremberg. Car c’était gâcher la marchandise que de mutiler ou de tuer ; à quoi peut servir un unijambiste ou un cadavre ?

Mais le nazisme, simplet au départ puisqu’il se contentait de battre les gens à mort, comprit bientôt que les faire travailler à mort (ce qui n’empêchait pas de les battre entre-temps) représentait un bien meilleur usage de la main-d’œuvre, donnait un bien meilleur retour sur investissement. Il sentit de plus l’intérêt des technologies modernes ; un petit tour de manivelle fait beaucoup plus mal qu’une raclée, et fatigue moins le bourreau.

Or la productivité d’un bourreau augmente avec sa forme. Les Français, peuple à la remarquable agilité intellectuelle, perfectionnèrent le procédé en Algérie. Puis vinrent les Américains, qui, inversant le préjugé habituel Français-intellectuels, Américains-pragmatiques, surent déceler le cœur conceptuel de la pratique française ; la bonne torture, celle qui dévoile le mieux ce que l’on souhaite savoir, celle qui terrifie le plus les peuples au milieu desquels on la pratique, c’est celle qui s’attaque à la personne plus qu’au corps.

Les résistants français, grecs, italiens, polonais l’ont prouvé, les dissidents soviétiques l’ont prouvé, les anarchistes espagnols, ukrainiens, argentins l’ont prouvé, on ne manquera jamais de héros qui résisteront à la pure douleur physique, jusqu’à la mort s’il le faut. En outre, au-delà d’un certain seuil de douleur, probablement atroce, le cerveau se débranche. Et parfois la vie elle-même se débranche. Encore une fois, pourquoi gaspiller le matériel ? Passons de la société de consommation à l’écologie. Recyclons. Car une personnalité brisée reste un corps humain utilisable, une victime relâchable dont la soumission et les souvenirs seront un permanent avertissement à quiconque les rencontrera. En effet, on torture pour supprimer la velléité de rébellion plutôt que pour punir la rébellion effective ; torturer, c’est faire de la réclame pour le pouvoir, une réclame plus franche, plus directe.

À l’évidence, les petits bourreaux et la petite bourrelle de la prison d’Abu Grhaib, saddamite recyclée rumsfeldoise, ont reçu une excellente formation dans ce domaine. On leur a enseigné que l’homosexualité masculine publique se porte d’autant plus mal dans les pays musulmans qu’elle est tentante dans ces cultures qui traitent si souvent les femmes comme des chasses gardées.

Donc, contraindre des prisonniers masculins à des parodies d’homosexualité constitue en pays musulman une torture simple et pas chère. Monsieur Rumsfeld a toujours affirmé que, lui, il ferait la guerre pour pas cher. Cette forme de torture a par surcroît l’avantage de moins encombrer la conscience des tortionnaires ; pas de sang, guère de coups, aucune séquelle visible, beaucoup d’amusement.

Ajoutons-y ce qui fonctionne dans toutes les cultures ; partout, ou presque, le vêtement est un équipement essentiel de la personnalité sociale ; en conséquence, une fois nu, on n’a plus de personnalité sociale, plus de soutien, on se sent seul. Vulnérable. Et puis les cagoules. Ah… les cagoules, quel merveilleux rapport qualité-prix ! Pour le prix d’un sac de jute, un détenu encagoulé fantasme.

En d’autres termes, sa propre peur le torture : quoi de moins cher ? Encore une aide pour les bourreaux : derrière une cagoule, on ne se souvient pas de visages terrifiés, on ne reconnaît nulle expression de supplication. Un encagoulé ressemble plus à 80 kg de viande qu’à un être humain. On trouvera moins difficile de torturer 80 kg de viande que de torturer un être humain. Et pour qu’il se torture encore mieux lui-même, il suffit de lui ordonner de se mettre dans une position presque impossible à tenir, épuisante, et de le garder nu.

Maximisation de l’output, sans augmentation d’input ; Abu Ghraib, c’est IBM, c’est Ford, c’est Macdonald’s, sans masques. C’est la révélation concrète, sur le corps, sur l’esprit, de la nature du capitalisme : le renversement constant du principe kantien qui veut considérer un être humain toujours comme une fin, jamais comme un moyen.

Abu Grhaib et le capitalisme sont l’effort tenace pour transformer l’homme-fin en homme-moyen, moyen de profit, moyen de pouvoir, pour extraire la liberté et greffer la servilité. Bref : la torture et le capitalisme, c’est la même chose.

Nestor Potkine